Il y a vingt ans que je passais pour la première fois le seuil du vieux dojo d’O Sensei à Iwama. J’étais un jeune professeur d’Aikido inexpérimenté, deuxième dan, sûr de ses connaissances, comme on l’est avant que la vie ne vous enseigne un peu l’humilité.

Je n’oublierai pas ce premier cours. J’attendais comme je l’avais appris que mon partenaire attaque avec shomen uchi et j’appliquais alors ikkyo omote. Je fis cela deux fois, trois fois peut-être avant que ne claque un « damé ! » sonore qui était, sans que je m’en doute alors, le signal et le début de la remise en question de tout ce que je croyais savoir en Aikido.

Damé ! Ca ne va pas ! Morihiro SAITO venait d’interrompre le cours. Tout le monde à genoux et me voilà au milieu de ce cercle, prié de reproduire mon erreur. Maître SAITO m’arrêta bien vite et expliqua qu’O Sensei faisait toujours ikkyo omote en attaquant le premier, et que cette technique n’était pas réalisable directement si j’attendais l’attaque d’aite. C’est moi au contraire qui devais attaquer et contrôler avec ikkyo omote. Son explication terminée, il prit un livre au kamiza en même temps que ses lunettes et lut quelques phrases auxquelles je ne compris rien, puis vint vers moi, me tendit à la fois le livre et ses lunettes dont je n’avais pas besoin, et j’eus le temps d’apercevoir quelques photos d’O Sensei illustrant un texte en japonais.

Le cours prit fin et comme les uchi deshi d’Iwama dorment à même le sol du dojo, devant le kamiza, je pus consulter le livre en question peu de temps après en installant mon futon. C’était la première fois que je prenais en main « Budo », le seul livre jamais écrit par O Sensei. Je ne comprenais pas le japonais, mais les photos étaient sans équivoque : O Sensei attaquait effectivement shomen uchi et faisait ikkyo omote.

Quelques années plus tard parut la traduction anglaise du livre et je pus enfin comprendre ce que m’avait lu SAITO sensei ce jour là, et vérifier que le texte confirmait parfaitement les photos :

Tori : Faites un pas d’écart avec le pied droit, frappez aussitôt le visage de votre adversaire avec votre te-gatana droit...

Uke : Cherchez à parer la frappe du bras droit.
Tori : ...coupez vivement vers le bas en tenant le poignet droit de votre adversaire et en contrôlant son coude droit.

Peut-on objectivement être plus clair ?

Un jour que j’enseignais ces notions à un groupe de professeurs, l’un d’eux me fit la remarque suivante:

J’admets que votre démonstration est logique quant à la dynamique du mouvement. Je lis les explications écrites de la main d’O Sensei et je les entends bien. Je vois les photos d’O Sensei qui ne sont pas équivoques et qui viennent à l’appui du texte et de ce que vous dites... mais je trouve absolument inacceptable qu’un art de paix comme l’Aikido puisse exiger qu’on attaque le premier.

Ce même discours je l’ai entendu par la suite dans différents registres : « Comment peut-il y avoir des atemis en Aikido ? », « Comment peut-on utiliser des armes en Aikido ? » ... En arrière plan, en filigrane, il y avait toujours le même schéma mental : comment l’amour et la paix pourraient-ils utiliser les moyens de la guerre ?

Alors, objecteur de conscience ou pas, il faut accepter les conséquences de ses idées. Et cette pensée là ne signifie pas autre chose que ceci : O Sensei qui attaquait le premier, portait des atemis et utilisait des armes jusqu’à la fin de sa vie, faisait fausse route. O Sensei aurait découvert l’Aikido que par bonheur nous aurions compris à sa place. Voilà le modeste sous-entendu qui se trouve derrière cette interprétation de la paix.

Nous n’avons rien compris du tout bien sûr, mais en raisonnant ainsi nous sommes parvenus à réduire l’Aikido à un art de défense. Un agresseur, une victime. Un méchant, un bon.

Et c’est bien la faiblesse de cette conception de l’Aikido qu’elle soit construite et repose tout entière sur un point de vue moral, sur une vision subjective, c’est-à-dire au fond sur un état d’âme. Car tout point de vue moral, quelle que soit la qualité de celui qui l’adopte, est nécessairement relatif, Humain, trop humain écrivait Nietsche. Comment ce point de vue humain, par définition historique, contingent, limité, incomplet, parcellaire, pourrait il se représenter et comprendre un art comme l’Aikido dont l’objet est justement de rendre compte - en le reproduisant dans le microcosme humain - du système global qui gouverne le cosmos entier ? Le bon sens, ne l’oublions pas, nous a fait penser longtemps que la terre était plate.

Autrement dit, attaquer n’est pas bien, certes, mais attaquer n’est pas mal pour autant. Attaquer n’est seulement pas susceptible de recevoir une connotation morale. Attaquer est le geste nécessaire qui correspond à un état particulier du monde à un moment donné, et il n’est pas besoin d’en dire plus. L’approche morale est inappropriée à l’étude et à la compréhension de la notion d’irimi.

Quand on avance dans la connaissance de l’Aikido, on découvre d’ailleurs que les mouvements tenkan eux-mêmes, qui sont une manière souple de recevoir l’attaque adverse quand on pratique au niveau ju tai, se transforment, au niveau eki tai, en un processus actif complexe permettant d’appeler, d’inviter, de solliciter cette attaque de telle manière que celle-ci s’engage dans un cycle qui est en sa défaveur et qui permet de la contrôler.

Je pose alors la question suivante au professeur qui n’admettait pas qu’un art de paix comme l’Aikido puisse exiger qu’on attaque le premier : qu’est-ce qu’une sollicitation de cette nature sinon une forme d’attaque supérieure, une attaque sans esprit d’opposition, une attaque en conformité avec les lois qui régissent l’univers, mais une « attaque » quand même ? Voilà pour moi les raisons profondes qui ont conduit O Sensei à prononcer cette phrase qu’il est si facile de mal interpréter :

Il ne faut pas faire un problème de choses relatives comme le bien et le mal.

Que l’on parvienne à la paix au moyen d’un art de guerre n’est un paradoxe que si l’on s’en tient aux mots et à la surface des choses. La paix que propose l’Aikido est bien réelle. Elle est pérenne parce qu’elle n’est pas imposée de l’extérieur, par les circonstances, mais parce que celui qui a accompli le chemin que propose l’Aikido ne peut plus faire autrement que de voir le monde à travers elle. Mais de quelle paix parle-t-on ? Pas de celle en tout cas que nous présentent spontanément nos habitudes mentales et nos coutumes intellectuelles. Il faut du temps, beaucoup de temps pour balayer devant notre porte ces mode morales qui nous sont devenues deuxième nature et autant d’oeillères. L’Aikido passe par l’abandon de quelques certitudes et ne convient pas aux hommes pressés à qui j’adresse cette réflexion qui aurait été bienvenue en son temps pour le jeune professeur que j’étais : un peu d’humilité, un peu de foi dans cet art extraordinaire et de considération pour celui qui l’a découvert, et surtout, surtout, un peu de patience que diable !

Philippe Voarino, Howth, 16 octobre 2005