A l’issue du kajo #14, arrêtons-nous un instant pour faire rapidement le point sur les connaissances que nous avons acquises jusque là. Nous savons maintenant qu’existent au moins trois lois organisatrices des techniques d’Aikido : IPPŌ, NIPŌ, SANPŌ.


Ces trois lois déterminent, dans le plan horizontal, trois axes qui se croisent à angle constant de 60°, définissant de la sorte six directions régulières. Ce sont les six directions auxquelles fait allusion le terme « roppo no kamae » (la position pour aller dans les six directions) utilisé par O Sensei et analysé dans le kajo #3. Cette « position des six directions » a été traduite en anglais puis en français par « prenez un angle à 60° ».
Ces trois axes jouent le rôle d’axes de symétrie par rapport auxquels les techniques d’Aikido sont associées deux par deux, de part et d’autre de l’axe, et à 180° l’une de l’autre.
Sont ainsi définies des lignes de travail au nombre de quatre : ikkajo, nikajo, sankajo, gokajo. Quatre lignes en effet pour trois axes seulement, car la première ligne (ikkajo) et la cinquième ligne (gokajo) sont confondues, ainsi que nous l’avons découvert dans le kajo #14.

Mais dans « Budo », O Sensei ne parle pas de trois lois seulement, il parle de quatre lois.
C’est à l’occasion de la technique yonkyo qu’il évoque dans son livre la quatrième et dernière loi : YONPŌ.
Voyons donc les photos au moyen desquelles il illustre yonkyo :

Dans son commentaire du mouvement, O Sensei explique qu’après le contrôle du yokomen (photo1) il faut faire un pas vers l’avant, et on voit sur la photo 2 que c’est bien ce qu’il fait. Nous pouvons donc en déduire à juste titre qu’il s’agit là de yonkyo omote.Mais O Sensei ne continue pas vers l’avant : il pivote à 180° pour terminer l’immobilisation exactement dans la direction de l’attaque d’uke, comme on peut le constater sur la photo 3.A partir de cette constatation, plaçons yonkyo omote sur notre figure :

Tout semble aller comme nous en avons l’habitude depuis le début des kajos, et il semble que nous ayons trouvé une nouvelle direction.

Mais il y a cette fois trois problèmes :

1 – O Sensei parle de six directions (roppo), pas de sept et encore moins de huit. Alors comment se fait-il qu’il exécute yonkyo omote dans ce qui nous apparaît comme une nouvelle direction, la septième semble-t-il après les six premières que nous avons analysées jusqu’ici ?

2 – Cette direction n’obéit plus à l’écart régulier de 60° systématiquement vérifié jusqu’à maintenant, et pour cause, il ne peut y avoir que six angles à 60° dans un cercle.

3 – Jusqu’à présent, les trois axes que nous avons trouvés étaient à chaque fois des axes de symétrie, c'est-à-dire que les techniques étaient ordonnées deux par deux, de part et d’autre de ces axes, mais jamais sur les axes. Or il semble bien qu’ici yonkyo se trouve sur l’axe lui-même.

Y a-t-il une chance que cette nouvelle donnée soit malgré tout compatible avec la remarquable structure du système que nous avons exploré jusqu’à présent ? Ya-t-il une chance que nous entrions ici dans une nouvelle dimension de ce système ?

Essayons une piste.
Il y a quelque chose de tout à fait particulier à la technique yonkyo et qui n’existe, en Aikido, que dans ce mouvement, c’est la saisie de l’avant-bras d’uke comme un sabre. Une fois ce sabre en main, on coupe d’un mouvement déterminé vers la terre pour immobiliser uke. O Sensei insiste sur ce point dans son commentaire : « (..) coupez vers le bas, comme avec un sabre, et immobilisez votre adversaire. » (ceci est la traduction que je fais de la version anglaise, pas du texte original japonais)

Il se trouve que les photos 2 et 3 de la pellicule utilisée pour Budo ont également été prises à partir d’un angle différent. Et la photo 3’ ci-dessous est particulièrement significative par la manière dont elle met en évidence cette caractéristique unique de yonkyo :

O Sensei, à la fin de sa coupe et de la rotation à 180°, semble véritablement planter l’avant-bras d’uke dans le sol. Toute l’énergie de cette photo est puissamment dirigée vers la terre, les deux mains dans le prolongement du seika tanden.
Je pense au kami dont se réclamait Morihei Ueshiba: Ame-no-murakumo-kuki-samuhara. Voilà ce qu’O Sensei en disait dans l’une de ses conférences:

Kuki, c’est ce qui transperce en une seule fois le merveilleux esprit de la grande Terre, et l’apparition du Ciel. Autrement dit, c’est le sabre à double tranchant du Ciel et de la Terre.
— Editions du Cénacle de France, Takemusu Aiki Vol III, p 65

Peut-être est-il encore un peu tôt pour tirer une conclusion de ce rapprochement.
Pour avancer dans la direction où nous nous sommes engagés il faut un peu de patience. Il va nous falloir passer par l’examen de la technique complémentaire à yonkyo – si elle existe – qui nous apportera peut-être les éléments qui nous manquent pour éclairer le sens de yonkyo et de sa place dans la spirale des techniques.

Il faudra, pour confirmer ou infirmer ce qui n’est encore qu’une intuition, attendre les kajos suivants.

Mais que cela ne nous empêche pas, en attendant, de placer yonkyo omote sur notre figure de référence :

Philippe Voarino, juin 2012.