Richard Feynman, fut l’un des grands théoriciens du XXème siècle de la physique des quanta. Après son prix Nobel en 1965, de prestigieuses universités américaines lui proposèrent de se consacrer à la recherche pure.

Il refusa, désireux de continuer, parallèlement à la recherche, sa carrière d’enseignant. Fait plus surprenant encore, il choisit d’enseigner aux étudiants de première année. On lui fit alors remarquer que ses jeunes élèves avaient fort peu de chances de tirer bénéfice d’un enseignement qui dépassait très largement leur niveau. Sa réponse mérite d’être méditée par ceux qui pensent que l’enseignement doit nécessairement être découpé entre la masse et l’élite. Il répondit en effet que, s’il n’était pas capable de faire comprendre ce qu’il expliquait à un élève de première année, c’est qu’il ne l’avait pas compris lui-même. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

L’Aikido que j’enseigne depuis tant d’années m’a entraîné, selon les circonstances, à donner ce qu’on appelle des cours « avancés », auxquels les débutants n’étaient évidemment pas conviés. Avec le temps et l’expérience, ma vision a changé. Je sais aujourd’hui qu’un enseignant qualifié est capable d’accompagner des étudiants relativement novices sur les sentiers ardus de la discipline, sans pour autant les perdre en chemin. Est-il d’ailleurs si loin d’eux, lui qui ouvre la marche ? Il faut toujours garder à l’esprit que le maître le plus accompli n’est lui-même qu’un explorateur ignorant du territoire immense qui s’étend au-delà de la limite qu’il a atteinte, et que lui ont imposée sa nature spécifique, les modalités de son caractère, et les circonstances de sa vie.

Il n’est pas question de nier bien sûr qu’un enseignement difficile, où le symbolisme occupe une place fondamentale, ne sera jamais perçu qu’à hauteur des capacités de représentation de celui qui le reçoit. Mais en quoi cela devrait-il être un frein ? Et n’est-ce pas précisément le rôle des symboles d’évoquer pour l’adepte des réalités différentes, selon le stade où il se trouve de sa progression ?
Pour ceux qui ont conscience de ce qu’elle signifie, la forme technique, le « waza », représente en effet un symbole de ce qui est au-delà de toutes les formes particulières. Pour ceux qui n’ont pas atteint ce degré de compréhension, la forme ne constitue encore que le support qui permettra éventuellement la prise de conscience ultérieure.

Croire qu’un débutant ne peut pas profiter de l’enseignement d’un maître parvenu à maturité au prétexte que ce dernier serait « trop loin », c’est faire peu de cas de la faculté que doit posséder ce maître d’ajuster son discours, sa démonstration, et l’ensemble de son cours à la diversité des modes d’appropriation de la connaissance qui sont en face de lui. Et il faut dire ici que cette diversité n’est pas moins grande ni moins complexe quand les élèves sont des pratiquants avancés. De ce point de vue, sa tâche est donc la même dans les deux cas.

Réserver l’enseignement du maître à quelques privilégiés, c’est aussi négliger l’importance de l’influence que peut avoir ce dernier sur des esprits en formation. Cette influence est réelle, et c’est un grand facteur de motivation et de progrès pour les élèves, quand bien même n’est-elle pas toujours tangible et définissable. Or une influence de cette nature ne peut être transmise autrement que par un contact direct et physique avec le maître.
Il n’est pas impossible d’ailleurs que la transmission d’une telle influence soit au bout du compte la seule véritable responsabilité du maître, celle par laquelle prend finalement un sens le parcours qui a précédé et qui l’a mené à la position qui est la sienne.
Si la transmission de formes techniques correctes est à la portée d’un bon professeur, la transmission du savoir dont ces formes techniques ne représentent que le support matériel, exige en revanche une qualification qui ne peut être acquise que dans l’épaisseur du temps.

Le maître dont l’audience est réduite à un nombre limité d’élèves triés sur le volet, à cause par exemple des choix stratégiques de développement d’une organisation sans lien avec la tradition, telle qu’une fédération d’Aikido, est par ce procédé empêché d’agir en conformité avec les lois qui régulent normalement une société traditionnelle.

Certes il n’y a pas machiavélisme, et ce sont bien sûr les meilleures intentions du monde qui président à ce genre de choix pédagogiques. Mais on peut néanmoins se demander si le découpage ainsi opéré entre débutants et pratiquants avancés, qui semble pourtant être la marque de la raison et du bon sens, n’est pas en réalité le signe d’un temps où la division de toutes choses en catégories nous enfonce chaque fois un peu plus dans le monde de la matière. L’enfer est pavé de bonnes intentions et je rappelle que le sens étymologique du mot diable est : ce qui divise.
Cette division est la caractéristique fondamentale de la matière et son origine, elle se manifeste à nous sous la forme de la multiplicité des choses de ce monde. Tout ce qui contribue à diviser augmente donc l’emprise déjà considérable du monde matériel, ce que Morihei Ueshiba appelle « l’âme corporelle ». Et je voudrais indiquer ici avec force que la voie proposée par l’Aikido n’est pas de contribuer à la multiplicité, de l’entretenir, et de s’enfoncer plus encore dans la matière, mais au contraire de partir de cette multiplicité, qui est le lot commun de tous les hommes, pour atteindre l’unité. C’est le sens profond d’« aiki ».
Ce travail mené à partir de l’âme corporelle, par son complément naturel qu’O Sensei appelle « l’âme spirituelle », ne pourra aboutir sans que ne soient inversées certaines valeurs attachées à l’ordre social actuel qui a porté la science de la matière à son apogée. C’est dans ce contexte que doit être menée une réflexion sur la place du maître au sein de structures modernes dont le principe d’organisation est à l’opposé de celui qui régit tout système traditionnel.

Philippe Voarino, Nouvel An 2013

Photo: Richard Phillips Feynman (11 mai 1918 – 15 février 1988)