L’illustration à la plume de l’homme de Vitruve par Léonard de Vinci est célèbre. Elle figure jusque sur la pièce italienne de un euro.

Depuis 1492 ce dessin a fait couler beaucoup d’encre car il n’est pas ordinaire. Je n’ai pas pu lire évidemment les études innombrables qui lui ont été consacrées, mais celles dont j’ai pris connaissance, quel que soit leur intérêt à bien des égards, laissent de côté un aspect caché de cet homme qui semble tel un sémaphore nous faire signe par delà les siècles, et vouloir attirer notre attention sur quelque chose.

Les commentateurs de cette figure, pour ce que j’en sais, ont articulé leur réflexion autour des proportions harmonieuses du corps humain, de son inscription dans le carré et dans le cercle, et par conséquent des rapports entre l’homme, ces deux figures géométriques, et leur symbolisme. Toutes ces spéculations, pour intéressantes qu’elles soient, restent théoriques et laissent au bout du compte le chercheur sur sa faim. Je vais quant à moi essayer de montrer que le dessin de Léonard de Vinci livre au contraire des informations très concrètes et très précises, des informations de nature opérative, pour quiconque s’appuie sur la connaissance pratique du principe sur lequel repose le mouvement naturel du corps humain.

Aussi curieux que cela puisse paraître à première vue, c’est l’Aikido qui m’a livré les clefs nécessaires à la compréhension du dessin de Léonard. L’Aikido apporte en effet cette connaissance pratique du mouvement conforme aux lois éternelles de l’univers, qui manque aux études purement intellectuelles réalisées jusqu’ici sur l’homme de Vitruve.

Un voyage de mille lieues commence par un pas dit le Tao, commençons le nôtre avec les pas de l’homme dessiné par Léonard, il peut nous mener plus loin que nous imaginons.

Pour un pratiquant d’Aikido, la première chose frappante dans ce dessin est en effet la position des pieds: Cette position est, de manière très remarquable, la position très particulière des pieds qui doit être adoptée en Aikido, c’est un hito e mi parfait :

Morihei UESHIBA, Fondateur de l’Aikido, 1883-1969
Morihiro SAITO, Traditional Aikido, vol. 5, p.29
Gozo SHIODA, Dynamic Aikido, p.24

Les pieds forment dans cette position particulière un triangle rectangle dont l’hypoténuse se situe à l’arrière du corps (c’est pourquoi on lui donne en japonais le nom d’ushiro sankaku). Morihiro SAITO explique :

The back triangle stance, in the posture of right hanmi, forms a triangle alongside the outside of the right foot with the inside of the left foot. The Founder called this stance hito-e-mi.
— Traditional Aikido vol. 1, p.19

"La position du triangle arrière (ushiro sankaku), dans la position hanmi à droite, forme un triangle entre l’extérieur du pied droit et l’intérieur du pied gauche. Le Fondateur appelait cette position hito-e-mi."

Cette position des pieds est la très grande originalité de l’Aikido dans le monde des arts martiaux.

On trouve bien-sûr ici ou là dans d’autres disciplines une technique pouvant utiliser ponctuellement une position analogue. Mais jamais cette position n’est comme en Aikido reconnue et adoptée comme un principe fondateur autour duquel est organisé l’art tout entier, jamais elle ne commence et termine chacune des techniques, comme c’est le cas en Aikido, jamais elle n’y est conçue comme l’origine et le terme de chaque mouvement du corps.

Par ailleurs, dans la vie courante, personne n’utilise cette position de manière permanente, et je ne vois que les danseurs pour l’adopter par moments pour les besoins de certaines figures.

Pour quelle raison alors Léonard a-t-il dessiné les pieds de cet homme debout dans une position aussi peu habituelle ?

Très certainement afin de mettre en évidence la longueur du pied qui, selon Vitruve, doit avoir la sixième partie de la hauteur du corps. Il est très probable en effet que ce soit la préoccupation de Léonard de Vinci d’illustrer les proportions définies par Vitruve qui l’ait conduit à dessiner le pied gauche de profil. Mais ici comme ailleurs, certaines raisons évidentes peuvent en cacher d’autres, tout aussi réelles, mais plus difficiles à discerner. C’est ce que nous allons essayer de montrer.

Philippe Voarino, septembre 2013