Il y a une signification aux techniques de l’Aiki.
— Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, Vol.III, p.65, Editions Cénacle de France.

Je ne pouvais pas traiter un sujet tel que celui qui nous a occupé, sans rendre hommage une fois encore à Tanaka Bansen, et lui faire référence comme je l’ai fait déjà dans les kajo #21 et #23.

Nous avons montré, au fil de cette étude que l’homme de Vitruve indique l’angle de 23° comme le seul angle capable – pour des raisons mathématiques – de générer un mouvement du corps humain qui soit géométriquement lié au mouvement de l’univers, et conforme au principe de l’action. Prenons maintenant un rapporteur et mesurons l’angle indiqué sur le petit dessin de Tanaka Bansen dans son livre intitulé Aikido Shinzui(L’essence de l’Aikido) :

23°…une fois encore.

Tanaka Bansen fut élève de Morihei Ueshiba dès 1936, donc bien avant la seconde guerre mondiale. Il étudia avec lui jusqu’à la mort d’ O Sensei en 1969, et surtout il l’hébergea à Osaka, dans sa propre maison, pendant un an et demi, au début des années 1950. Il fut donc très proche du Fondateur à une époque où ce dernier était en pleine possession de son Aikido parvenu à maturité. C’est ainsi que Tanaka Bansen reçut un enseignement qui lui donna accès à des connaissances, sinon secrètes, du moins cachées. L’angle de 23° en fait partie.

Il n’y a aucun hasard à ce que le dessin de Tanaka Bansen parle des mêmes choses que celui de Léonard de Vinci. La connaissance dont il est question ici est une loi de l’univers, oubliée par la modernité, mais dont la trace remonte avant même la période historique, elle appartient au fonds des connaissances enfouies de l’humanité. Il est merveilleux que l’Aikido ait permis de la ramener à la lumière du jour. Toutefois, il ne faut pas en être surpris, car l’Aikido appartient au même fonds.

On peut interpréter le croquis de Tanaka Bansen comme une indication du déséquilibre d’uke – ce qu’il est bien-sûr d’un certain point de vue – mais les choses évidentes en cachent souvent d’autres qui sont par définition plus difficiles à voir. En effet uke et tori sont un, et si uke est déséquilibré dans un angle de 23°, c’est en réalité parce que tori effectue lui-même son mouvement de rotation dans un angle de 23°, et qu’il entraîne de ce fait uke dans cet angle. Qu’uke soit déséquilibré à 23° n’est jamais qu’une conséquence de la vrille de tori à 23°.

Le dessin de Tanaka Bansen, qui semble au premier abord attirer l’attention sur le déséquilibre d’uke seulement, livre donc une indication bien plus fondamentale en réalité, qui est la mesure de l’angle dans lequel doit être réalisée la rotation du corps de tori au moment de la projection ou du contrôle : 23°. Irimi nage est une parfaite illustration de la relation qui s’établit ainsi entre tori et uke :

L’angle de 23° s’établit donc – en plus des deux autres plans où nous l’avons décrit – dans celui de la rotation.

Nous avons vu en effet, dans HV #4, que l’angle de 23° est le seul qui permette de relier le cercle à l’axe vertical du corps (à la colonne vertébrale si l’on veut une image physique), par l’intermédiaire du bras, et que – pour cette raison – la poussée des bras doit absolument respecter cet angle dans l’exécution des techniques. Sans cela, le triangle d’hito-e-mi ne peut pas se transformer en cercle :

L’angle de 23° s’établit donc, pour les raisons expliquées précédemment, dans le plan de l’élévation.

Enfin, nous sommes parvenus, dans HV #6, à la figure ci-dessous:

et nous avons expliqué pourquoi l’angle de 23° s’établit également dans le plan directionnel.

Nous pouvons donc écrire ce qui suit, en nous fondant sur toute l’argumentation qui a précédé.

Dans tout mouvement d’Aikido, l’angle de 23° est respecté dans les trois dimensions de l’espace :

  1. en rotation (largeur)
  2. en élévation (hauteur)
  3. en direction (profondeur)

Et je ne peux pas m’empêcher ici de penser à mon maître Morihiro Saito. Quand nous pratiquions ikkyo à Iwama, il martelait cet enseignement qui revenait comme une litanie :

La même rotation fait naître trois choses simultanément :
l’ouverture du pied avant (hito-e-mi)
la frappe du bras avant
la poussée du bras arrière »

Comme s’il voulait, sans le dire trop clairement, laisser malgré tout une trace de ce qui était à trouver.

C’est avec émerveillement que nous sommes amenés à conclure que le pratiquant d’Aikido, quand il bouge, le fait dans un rapport qui apparente son action à celle du cosmos. Rappelons en effet que la Lune – par sa rotation autour de la Terre – stabilise l’inclinaison de notre planète dans l’angle de 23°, déterminant ainsi le plan de l’écliptique dans ce même angle.

Or, et c’est là ce qui est très extraordinaire, cette action de l’homme dans un rapport d’ordre géométrique avec le cosmos, s’effectue en vertu d’une nécessité issue de proportions choisies pour le corps humain par la nature elle-même, proportions que Léonard de Vinci nous a permis de comprendre par son extraordinaire dessin.

L’homme est un microcosme, dans un rapport quantifiable par la géométrie avec le macrocosme, et l’on peut désormais jeter à la poubelle l’idée que le fondateur de l’Aikido s’exprimait par métaphore. Non, il énonçait une vérité démontrable, une réalité, en déclarant :

L’univers et le corps humain sont une même chose. Si l’on ne sait pas cela on ne comprend pas l’Aiki. Parce que l’Aiki est issu du mouvement de l’ensemble de l’univers.
— O Sensei Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, Vol.III, p.83, Editions du Cénacle de France.

Nous n’avions pas compris qu’il parlait concrètement, voilà tout.

CQFD

PS :
En m’usant les yeux ces dernières semaines sur l’homme de Vitruve, j’ai croisé son regard bien des fois, et je voudrais terminer sur une remarque qui déborde peut-être le plan de l’Aikido, que d’autres ont sans doute faite avant moi, mais que je livre ici malgré tout :

Ou plutôt cette différence semble-t-elle marquer deux aspects d’un même personnage, à la manière dont on représentait autrefois le dieu Hermès aux deux visages, guide des vivants et guide des morts.

Philippe Voarino, octobre 2013.