Nobuyoshi Tamura a accordé une interview à la revue Dragon dans son numéro 22, sous le titre « L’aigle de l’Aikido ».

L’aigle porte l’éclair de Zeus, il évolue dans les régions du ciel inaccessibles à l’homme. Il fréquente les mondes spirituels. C’est pourquoi Jean l’Evangéliste est représenté sous le signe de l’aigle. L’aigle, tueur de serpents, triomphe des forces obscures. A vivre près du soleil, il incarne la victoire de la lumière.

Mais le regard de l’Aigle, fixé vers le lointain, donne le sentiment qu’il ignore ce qui l’entoure, et qu’il éprouve pour ce qui lui est proche un certain mépris. C’est pourquoi il incarne aussi depuis toujours le péché d’arrogance. Et c’est la raison pour laquelle il est souvent représenté avec deux têtes. L’aigle en vérité a deux visages. Et le serpent connaît le moins glorieux des deux, car il est compagnon du roi des oiseaux dans l’éternel jeu des contraires.

Si l’aigle en effet reçoit sa force du Ciel, le serpent puise la sienne dans la Terre. Depuis toujours ils sont unis, comme le jour et la nuit, comme le masculin et le féminin. Et si le serpent est Diable, il est aussi Kundalini, Ouroboros, et compagnon d’Esculape, lové autour du caducée comme autour de l’axe du monde.

Pour répondre comme il est légitime à l’aigle de l’Aikido, c’est donc en me glissant dans la peau du serpent que j’ai une chance de le faire. Beaucoup, avant même de lire, n’auront d’autre désir que d’écraser la tête de la bête rampante. Pourtant, entre tous les animaux, c’est le serpent qui a qualité pour s’adresser au messager des dieux.

Quand on prend publiquement des positions, on prête le flanc à la critique. C’est inévitable. Je suis bien placé pour le savoir car dans ma folie j’écris beaucoup. Nobuyoshi Tamura le sait également. C’est pourquoi, dans sa sagesse, il ne parle presque jamais. Il a même fait de son silence une force, car à celui qui n’exprime rien on prête généralement les plus hautes pensées. Et il déroge rarement à cette règle.

Qu’un personnage aussi avare de ses paroles, accorde une interview de neuf pages à un magazine grand public n’est donc pas un hasard. C’est un acte délibéré dont le sens mérite d’être cherché. Déguisée sommairement au milieu de quelques anecdotes, la raison de cette prise de parole n’est guère difficile à reconnaître.

L’Aikido « officiel » craint l’enseignement de Morihiro Saito parce qu’il met en question l’autorité technique de l’Aikikai, au Japon comme en France et ailleurs. Et tout est mis en œuvre dans le petit monde de l’Aikido issu du Hombu dojo pour discréditer maître Saito et le travail de sa vie fidèle à l’héritage d’O Sensei.

Dans ce but, il n’y a pas meilleure arme que la désinformation, surtout quand elle émane d’un personnage ayant la stature historique de Nobuyoshi Tamura.

Qu’un tel pontife mette ainsi son poids dans la balance donne en même temps la mesure des craintes et tremblements de tout un empire bâti sur du sable, l’empire de l’Aikido moderne.

Les propos de Nobuyoshi Tamura dans cette interview constituent une attaque froide, sans sommation, et presque frontale, de l’enseignement de Morihiro Saito. En écrivant cela, je n’éviterai pas, bien entendu, de la part de ceux dont le jugement est formé avant même de lire, la sentence de délire paranoïaque. Mais pour les autres, qu’ils veuillent bien m’accorder, avant d’actionner le couperet, un instant d’attention. Je parle de ce que je connais.

En 1989, à l’occasion de la tournée de deux semaines que j’avais organisée en France pour Morihiro Saito, j’avais invité chez moi Nobuyoshi Tamura et son épouse. A ma propre table, devant mes yeux et ceux de plusieurs témoins, Nobuyoshi Tamura sortit de sa poche une épaisse enveloppe et la tendit à Morihiro Saito qui l’entrouvrit, laissant apparaître un matelas de billets de 10.000 yen. Officiellement, c’était une offrande pour le nouveau dojo que construisait Saito sensei à Iwama. A cette époque, l’Aikikai menaçait en effet de le mettre à la porte du dojo dont O Sensei lui avait confié la garde. L’air embarrassé, Saito refusa poliment mais fermement ce cadeau, et Tamura un peu gêné remit l’enveloppe dans sa poche. Quiconque a vécu au Japon et connaît un peu l’âme japonaise, comprendra sans peine le message caché derrière ces civilités et cette politesse de façade. La traduction est à peu près celle-ci : « Vous n’êtes pas le bienvenu ici. Voilà un peu d’argent. Prenez-le et ne revenez plus désormais sur mes terres. »

Cette crainte et ce souci de repousser l’influence de Morihiro Saito ne datent donc pas d’hier. Ce sont eux, qui avaient fait irruption sans courtoisie dans ma propre maison, que je retrouve aujourd’hui dans l’interview de Nobuyoshi Tamura au magazine Dragon.

Les artifices utilisés dans cette interview pour tenter de faire du tort, au-delà de la mort, à l’image et à l’autorité de maître Saito sont au nombre de trois.

1 – Présentation de Hirokazu Kobayashi comme le sempai de Saito sensei.

Patelin, Nobuyoshi Tamura explique :

Maître Hirokazu Kobayashi qui habitait à Osaka avait une grande expérience du travail des armes car c’était un pratiquant avancé de kendo (…) Il m’a raconté qu’il avait souvent aidé Saito sensei à corriger ce qu’il avait vu des mouvements du fondateur (…) Kobayashi sensei avait une grande expérience du sabre et son aide a été utile à beaucoup de disciples,notamment Saito sensei.

Le lecteur peu informé conclura naturellement qu’Hirokazu Kobayashi était le sempai de Morihiro Saito, et qu’il a aidé ce dernier à corriger ses maladresses dans l’interprétation de l’enseignement d’O Sensei.

C’est simplement le monde à l’envers.

Morihiro Saito a commencé l’Aikido en 1946, Hirokazu Kobayashi en 1953, sept ans plus tard. Morihiro était 4ème dan par O Sensei depuis trois ans quand le jeune Hirokazu noua pour la première fois sa ceinture blanche.

Après guerre, le Hombu dojo de Tokyo a rouvert en 1952. C’est donc à cette date seulement qu’O Sensei a commencé à voyager à Tokyo depuis Iwama où il résidait depuis 1941. Ce qui veut dire que Morihiro Saito s’est entraîné chaque jour aux armes à Iwama avec O Sensei pendant sept ans avant qu’Hirokazu Kobayashi ne commence la pratique de l’Aikido.

Sept ans d’entraînements quotidiens représentent environ 2000 heures de ken avec O Sensei comme partenaire quasi exclusif. On comprend qu’avec une si pauvre expérience Saito sensei ait remis à un jeune débutant de 23 ans (Kobayashi est né en 1929), « expert » de kendo comme on peut l’être à cet âge, le soin de le guider !

Et dire que j’avais en plus la naïveté de penser comme O Sensei que l’aiki ken et le kendo n’avaient aucun rapport !

Peu après la mort de Kobayashi, Saito sensei me confia à Iwama une réalité qui est bien différente de celle suggérée dans cette interview. Je l’aurais gardée pour moi si le procédé médiatique de Nobuyoshi Tamura ne m’obligeait à rétablir ici la vérité : Hirokazu Kobayashi invita plusieurs fois Morihiro Saito à Osaka pour qu’il y enseigne l’aiki ken et l’aiki jo. Un jour Koba oublia de lui rembourser ses frais. L’aide apportée par Saito sensei à son kohai se termina ainsi.

2 – Présentation de Saito sensei comme quelqu’un qui ne consacrait qu’une partie de son temps à l’entraînement.

Nobuyoshi Tamura poursuit sur un ton de fausse compassion :

(Saito sensei) était en même temps conducteur de train et cela a dû être très difficile pour lui. Nous on ne travaillait pas et on ne se consacrait qu’à l’entraînement…

Le lecteur peu habitué à la malice des présentations tendancieuses traduira inévitablement que les uchi deshi de Tokyo se sont entraînés bien plus que le malheureux Saito accaparé par son travail au chemin de fer.

Trois réalités qui changent tout ont simplement été « oubliées » dans cette présentation :

  • Premièrement Morihiro Saito vivait à Iwama auprès d’O Sensei et tout l’entraînement qu’il faisait était avec O Sensei. Alors que les uchi deshi vivaient à Tokyo et apprenaient l’Aikido de Kisshomaru doshu.
  • Deuxièmement Saito travaillait de nuit, ce qui lui permettait d’aider O Sensei dans les champs la journée et de s’entraîner avec lui, quand bien même il n’avait pas dormi de la nuit. Effectivement « cela a dû être très difficile pour lui », mais il l’a fait.
  • Troisièmement, quand les uchi deshi de Tokyo ont quitté définitivement le Japon, leurs années d’études à l’Aikikai s’établissaient comme suit : Tamura 10 ans, Kanai 9 ans, Yamada 8 ans, Chiba 7 ans, Sugano 7 ans, Noro 5 ans… Saito sensei, lui, a vécu et s’est entraîné auprès d’O Sensei pendant vingt trois ans, soit plus de deux fois plus que le plus assidu des uchi deshi de Tokyo.

La vérité c’est que la connaissance de l’Aikido acquise par ces jeunes professeurs après leur départ du Japon ne venait plus ni d’O Sensei ni de Kisshomaru : c’est par eux-mêmes, en enseignant à leurs élèves occidentaux qui ne se doutaient de rien, qu’ils découvrirent seuls, avec plus ou moins de bonheur, ce qu’ils ne pouvaient plus désormais recevoir de leurs maîtres.

3 – Présentation de Saito sensei laissant entendre qu’il a modifié certains points fondamentaux, s’éloignant ainsi de l’enseignement authentique d’O Sensei.

Nobuyoshi Tamura à qui j’ai offert un jour – c’est un comble – un magnifique bokken d’Iwama, explique:

Saito sensei a imaginé le bokken épais qui porte le nom d’Iwama. O Sensei utilisait généralement un magnifique bokken en ébène, plutôt fin, de type Yagyu.

Autrement dit, Saito sensei aurait modifié le ken de l’Aikido, il aurait « imaginé » un ken différent ? Certes O Sensei utilisait volontiers en démonstration des ken légers, parce que très rapides. Mais nombre de photos prises à l’entraînement le montrent au contraire avec des armes lourdes.

O Sensei et Morihiro Saito à l’entraînement à Iwama.

Sur le râtelier d’Iwama, à l’époque où j’étais uchi deshi dans les années 80, trônait encore l’énorme bokken que l’on voit dans les mains d’O Sensei sur les célèbres photos prises devant le dojo d’Iwama. Le Fondateur y pose dans ses habits de travail.

J’ai fait personnellement des milliers de suburi avec ce ken dans le dojo d’Iwama, et je peux affirmer qu’il n’a rien de léger ou de fin.

Pour développer un authentique travail du corps, il est indispensable de s’entraîner avec des armes lourdes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on pratique parfois avec un suburito.

Sur cette photo, le ken du haut est celui d’O Sensei, notamment sur les célèbres photos en habit de travail. Immédiatement au-dessous se trouve le « bokken épais qui porte le nom d’Iwama » selon Nobuyoshi Tamura. Que celui qui a des yeux regarde, qu’il compare les deux ken, et qu’il juge par lui-même !

Le même ken à l’entraînement, et dans les mains d’O Sensei en habit de travail. Il est impossible de le manipuler correctement si l’on ne se sert que de la force des bras.

(O Sensei) n’enseignait pas même ikkyo ! (…) il ne suivait pas de pédagogie au sens scolaire du terme avec des étapes établies. » (…) La pensée qui consiste à diviser les choses n’est pas efficace dans notre voie (…) Les techniques d’Aikido(…) doivent être pratiquées, étudiées et comprises dans leur globalité. Si on les apprend en les décomposant il se produit inévitablement des décalages qui les rendent inapplicables.

Cette réflexion est, en quatre lignes, la condamnation catégorique et définitive de tout l’enseignement de maître Saito qui part justement du présupposé inverse. Le lecteur crédule est alors amené à conclure que Morihiro Saito, avec son système très méthodique qui décompose les techniques pour mieux les apprendre, s’est éloigné de l’enseignement authentique du Fondateur. Egarement dans lequel ne se sont pas fourvoyés les uchi deshi de Tokyo…ça va sans dire !

Alors qui détient la vérité ?

Il ne fait pas de doute que le jeune Nobuyoshi ait appris à Tokyo les techniques « globalement ». Et l’on comprend alors qu’il les ait transmises à son tour de la manière dont il les a reçues, inscrivant par nécessité au fronton de son enseignement cette injonction devenu célèbre : « Volez ma technique ! »

Parce qu’il a appris exclusivement de la sorte et qu’il n’a pas connu d’autre expérience, il considère que « c’est une méthode d’apprentissage *(je dirais plutôt en l’occurrence absence de méthode) *qui n’a pas d’alternative et qu’il faut considérer comme inéluctable. » Pourtant tous les témoins de l’enseignement d’O Sensei à Iwama insistent sur le fait que le travail du Fondateur y était méthodique et accompagné de nombreuses explications, y compris sur les points de détail.

La réalité historique est complexe. Et il semble avéré aujourd’hui qu’O Sensei enseignait différemment selon les lieux et les élèves qu’il avait en face de lui.

Mais il est une chose en tout cas que Nobuyoshi Tamura ne peut pas savoir : c’est la manière dont O Sensei enseignait à Iwama. Tamura en effet n’est pas allé à Iwama plus de deux ou trois fois dans toute sa vie, et certainement pas dans le but de s’y entraîner. C’est moi-même qui lui ai fourni les clichés du dojo d’Iwama qui figurent dans son livre « Etiquette et transmission ». Tamura est un élève du doshu Kisshomaru et il n’a suivi l’enseignement d’O Sensei que lors des visites de ce dernier à Tokyo ou lors de ses voyages avec lui en qualité d’otomo (aide accompagnateur). Ces circonstances et sa proximité avec O Sensei dans ces moments furent une grande chance et doivent assurément être pris en considération. Mais cela ne l’autorise aucunement à parler de la manière dont O Sensei enseignait à Iwama, car il n’en a jamais fait véritablement l’expérience.

Qui peut raisonnablement contredire Nobuyoshi Tamura quand il affirme qu’une technique d’Aikido ne peut être exécutée que dans la globalité de tous les paramètres qui la constituent ? Saito sensei n’a jamais prétendu le contraire bien sûr. Le mouvement est un ou n’est pas mouvement d’Aikido, c’est une évidence.

Mais il y a une différence de taille entre l’exécution d’un mouvement dans l’unité réalisée de tous ses paramètres indispensables, et l’apprentissage de ce même mouvement.

Contrairement à ce que soutient Nobuyoshi Tamura, il est possible de décomposer pour comprendre et pour apprendre. Et il est possible de relier ensuite les divers éléments, dans une deuxième phase de l’apprentissage, quand vient le temps d’exécuter le mouvement en ki no nagare. Si l’on a pour souci d’acquérir les fondamentaux et de préserver leur connaissance, c’est cette méthode là qui est inéluctable.

Non que la méthode globale n’ait pas d’intérêt, elle doit même être préférée avec les enfants par exemple, parce qu’ils sont encore vierges et n’ont pas encore assimilé les mécanismes d’un apprentissage lié à la réflexion. Mais passé l’âge de 12 ans, la méthode globale est la garantie de fixer un certains nombres de défauts de manière irréversible. Et je ne vois malheureusement pas que l’enseignement issu du doshu Kisshomaru, transmis ensuite par Nobuyoshi Tamura et d’autres uchi deshi de Tokyo, ait permis d’éviter cette dérive, de respecter les fondamentaux et de préserver leur connaissance. Cette dernière affirmation, pour désagréable qu’elle puisse paraître à certains, n’est pas gratuite. Elle s’appuie sur des arguments développés longuement dans certaines rubriques de ce site, dont la rubrique Erreurs courantes.

Voilà donc écrit ce qui devait l’être. Car il est inscrit dans le cours naturel des choses que la haute montagne où il vit renvoie à l’aigle l’écho de son propre discours.

Je ne sais pas si le maître des nues emportera un jour le serpent dans ses serres pour le précipiter du haut des cieux dans quelque abîme. Mais en attendant le serpent est vigilant, et il garde le temple. Et l’aigle devra faire attention à ne pas avancer trop loin sur la voie de cette arrogance qui est son éternel péché, s’il ne veut courir le risque d’y laisser quelques plumes.

Philippe Voarino, Réquista, Vallée de l’amitié, le 10 août 2007