L'Aikido Journal a récemment mis en ligne sur son site la question suivante : « Ne peut-on apprendre le véritable Aikido que d'un shihan japonais ? »

Cette question mérite tout d'abord une réponse à caractère historique.

Dans le quart de siècle qui a suivi la deuxième guerre mondiale, il est tout à fait évident que l'on ne pouvait apprendre l'Aikido que d'un Japonais, shihan ou pas. La raison en est fort simple : ne pouvaient enseigner l'Aikido que ceux qui l'avaient appris. Et Morihei Ueshiba enseigna l'Aikido à ses compatriotes.

S'il est vrai que quelques Occidentaux rencontrèrent O Sensei à la fin de sa vie, ce fut de manière brève et surtout tardive. Au début des années 1950, les enseignants d'Aikido étaient des pionniers et ils étaient japonais, les Occidentaux ignoraient encore tout de cette discipline. C'est l'époque où les premières ceintures blanches européennes traversaient la France en Dauphine pour un dimanche de cours avec Tadashi Abe. Quand ils rentraient dans leur dojo le lundi, on leur demandait de montrer ce qu'ils avaient appris, et ils enseignaient ainsi naturellement... des erreurs. C'est ainsi que l'Aikido a pris racine dans nos pays. Il est certain que l'on ne pouvait pas apprendre l'Aikido dans l'immédiat après-guerre autrement que d'un Japonais.

Nous sommes aujourd'hui en 2003. Plus de cinquante années ont passé depuis l'apparition de l'Aikido en Occident. Dans nos pays, quelques enseignants ont plus de cinquante années de pratique et sont encore sur les tatamis. Or certains shihan japonais n'ont pas même trente ans d'expérience. Dès lors, comment doit on lire la question d'Aikido Journal ?

Me Tadashi Abe (1926-1984)

Différences culturelles

On peut je crois, si l'on veut en trouver l'esprit, la développer ainsi : « Pour un certain nombre de raisons liées à la différence culturelle, un Occidental ne peut pas accéder à la compréhension véritable de l'Aikido. S'il ne peut comprendre, il ne peut évidemment transmettre ce qu'il n'a pas compris. Il n'est donc pas possible d'apprendre à ses côtés autre chose qu'un pâle reflet de l'Aikido. Seuls les Japonais sont capables de comprendre et d'enseigner l'Aikido authentique. Le shihan japonais est le modèle à suivre. »

Je m'empresse de dire que cette opinion correspond parfaitement au sentiment que les Japonais éprouvent à l'égard des Occidentaux qui pratiquent l'Aikido. Il me serait facile de livrer ici mon expérience personnelle, mais je préfère citer une référence qu'il sera plus difficile de ne pas prendre en considération. Dans son livre « L'Esprit de l'Aikido », Kisshomaru Ueshiba explique ainsi page 136 que « les différences culturelles favorisent les étudiants japonais », mais écrit-il ensuite comme pour adoucir cette phrase, « parmi les Occidentaux, certains font preuve d'une plus grande persévérance dans leur quête spirituelle au travers du budo que le Japonais moyen qui pratique l'Aikido. »

Décidément quand Kisshomaru veut faire un compliment, il trahit sa pensée profonde qui est aimablement cynique. Cette dernière phrase ne veut pas dire autre chose en effet que ceci : le meilleur Occidental ne pourra - dans le meilleur des cas - qu'aller un peu plus loin dans la compréhension de l'Aikido qu'un Japonais moyen.

Que veut donc dire le Doshu quand il parle de « différences culturelles » ?
Il sous-entend à l'évidence que la tradition culturelle japonaise est fort différente de la tradition occidentale. Et puisque l'Aikido est une émanation de la culture japonaise, l'Occidental est peu préparé à le comprendre en profondeur. A ce discours, je ferai deux objections.

L'Aiki et le Tao, l'origine chinoise

La première, c'est que l'Aikido n'est pas issu de la tradition japonaise mais plutôt de la tradition chinoise. Aikido c'est Aiki Tao, il n'est peut-être pas inutile de le rappeler. Kisshomaru Ueshiba partage d'ailleurs cet avis puisqu'il écrit lui-même page 110 : « Les diverses écoles de budo ont une interprétation différente du Yin et du Yang, mais leurs interprétations découlent toutes des concepts philosophiques des penseurs de la Chine ancienne. »

Et la Chine nous enseigne ceci. Le Tao, n'est pas manifesté. Il est antérieur à toute chose. On ne peut donc en parler. Pour une raison qui nous dépasse, l'énergie primordiale - le ki - s'oriente vers la manifestation.

A cette fin, elle doit au préalable se diviser, ou si l'on préfère se polariser. Les Chinois nomment Yin et Yang les deux éléments résultant de cette division primordiale.

Yin et Yang sont la première production du ki mais ce ne sont pas encore des formes, ce sont les moyens de l'apparition des formes. La toute première forme manifestée leur est postérieure. Elle est issue de l'union du Yin et du Yang dont les combinaisons inépuisables donneront ensuite naissance à la totalité des êtres qui existent dans l'Univers.

Un en se divisant donne Deux, Deux en s'unissant donnent Trois, Trois est le chiffre de la Création. Mais Trois n'est pas autre chose que Un manifesté car Deux en s'unissant retournent au Un. L'union du Yin et du Yang n'accouche d'une forme que parce que le ki est unifié à nouveau. Il est unifié dans et par la manifestation. Ainsi s'explique la formule hermétique 1 = 2 = 3.

Le triangle est donc la meilleure représentation géométrique de cette division du Un. C'est une figure éminemment dynamique parce qu'elle symbolise tout le travail de création que le Un fait sur lui-même en expirant d'abord le Yin et le Yang qui sont en lui, puis en les inspirant dans un deuxième moment afin qu'ils créent en lui par leur union. Voila pourquoi le triangle est accepté comme symbole de la création.

Voila pourquoi sankaku, la garde de l'Aikido, est triangulaire. Tenkan et Irimi sont les bases du triangle de l'Aikido comme Yin et Yang sont les bases du triangle universel. En unissant harmonieusement Tenkan et Irimi, l'Aikidoka crée également parce qu'il retourne au Un. Il ne crée que des formes techniques éphémères bien sûr, mais - et ceci est d'une importance capitale - il crée en suivant le plan même choisi par l'Univers pour manifester.

Aiki, c'est le ki unifié auquel retourne le pratiquant d'Aikido quand ses mouvements sont conformes aux mouvements naturels de l'Univers qui unissent dans une harmonie dynamique les forces symétriques, les contraires-complémentaires, autrement dit le Yin et le Yang.

L'Aikido est au plan du microcosme humain l'image exacte du macrocosme tel qu'il est perçu dans la cosmogonie chinoise. Compte tenu de cela, et pour avoir vécu longtemps au Japon, je pose sans aucune malice la question suivante.

Est-il bien certain qu'un Japonais qui n'entretient la plupart du temps avec sa propre tradition qu'un rapport de routine, comprenne mieux qu'un Occidental la culture chinoise qui est si riche et si éloignée de la culture indigène du Japon ?

Et j'en viens, pour répondre à cette question, à la deuxième objection que je souhaite faire au discours du Doshu.

Civilisation occidentale

Il n'est certes pas concevable que l'on puisse parvenir à une certaine maîtrise en Aikido si l'on n'a pas assimilé jusque dans les fibres les plus profondes de son être - c'est-à-dire dans le corps lui-même - la conception du monde qui vient d'être exposée. Et il est vrai que les Occidentaux contemporains n'ont pas communément une telle vision de l'Univers. Mais n'oublions tout de même pas que notre vieil Occident n'est pas né d'hier. Ses racines sont profondes. La triomphante civilisation industrielle n'est qu'un épisode récent de l'histoire. Les Japonais malheureusement n'ont bien souvent qu'une piètre connaissance et qu'une vision réductrice de la civilisation occidentale. Et j'ai peur que Kisshomaru Ueshiba n'ait eu de l'Occident que cette vision partielle et superficielle.

Puisque nous parlons de triangle, savait il par exemple que le symbole le plus profond du Judaïsme, le Sceau de Salomon, formé par l'imbrication de deux triangles inversés, signifiait l'union des contraires ? Le triangle pointe en bas y représente l'eau, le triangle pointe en haut y représente le feu. Ainsi il n'y a pas que sur les Kamiza japonais que l'on retrouve le feu (ka) et l'eau (mi).

Avait-t-il entendu parler de l'ésotérisme chrétien et de la Sainte Trinité ? Entre le Père, le Fils et le Saint Esprit, il existe justement ce retour sur soi, cette relation triangulaire que nous avons évoquée à propos du Yin et du Yang, et qui est le rapport entre le monde en puissance - le Un - et le monde manifesté. Combien de triangles sont donc gravés aux clefs de voûte de nos églises ?

Le Doshu s'était-il intéressé à la Grèce archaïque ? La double spirale qu'on appelle lemniscate et qu'on trouve fréquemment dans nos cathédrales n'était pas chez les Hellènes un vulgaire motif décoratif. C'était la représentation de la manifestation sous son double aspect, le rythme alterné de l'évolution et de l'involution, bref un parfait équivalent de la roue du Tao.

Kisshomaru avait-il considéré avec attention le Caducée de nos médecins ? La baguette du dieu Mercure qui sépare les deux serpents symbolise l'axis mundi, l'axe du monde autour duquel s'enroulent et s'équilibrent les deux forces symétriques qui agissent dans le cosmos. Avait-il enfin lu la Genèse ? La jolie fable d'Adam et Eve, sous le voile de l'image, est un parfait exemple du Yin et du Yang dans la culture occidentale. Adam et Eve sortent de l'Eden, du Paradis non manifesté, et en s'unissant pour la première fois ils deviennent « l'origine de tout vivant ».

Cette genèse du Monde en vérité n'est pas juive, pas plus qu'elle n'est grecque ou chrétienne, elle n'est pas davantage chinoise, elle est tout simplement l'expression de la Tradition qui relate l'origine du Monde et que l'on trouve pour cette raison - sous des formes diverses - dans toutes les cultures et sur tous les continents.

Bases culturelles communes

J'affirme donc qu'un Occidental possède dans sa propre culture les bases qui lui permettent de ne pas se sentir étranger à la culture chinoise. Et pourvu qu'il consacre auprès d'un enseignant qualifié les années d'études nécessaires, il a au moins autant de chances qu'un Japonais de parvenir à la compréhension véritable de l'Aikido.

Il est vrai que certains mythes ont la peau dure et qu'il circule autour d'O Sensei de belles légendes. Le Fondateur n'était cependant qu'un homme. Seulement cet homme a travaillé comme personne à l'unification des forces symétriques de l'Univers. Et c'est parce qu'il n'a pas ménagé sa peine dans cette quête qu'il est parvenu à exprimer dans son art le ki unifié. Par conséquent, si un Japonais ne travaille pas suffisamment, il n'arrivera à rien, et si un Occidental travaille, il ira - en fonction de ses capacités - aussi loin qu'un homme peut aller dans cette voie.

Existe-t-il au 21ème siècle d'authentiques shihan japonais ?

J'oppose d'ailleurs la réflexion suivante aux Occidentaux qui pensent que l'on ne peut apprendre l'Aikido que d'un « shihan japonais ».

Pourquoi font-ils de l'Aikido s'ils estiment que les portes de cet art leurs sont fermées sans espoir ? Ad gloriam peut-être ?

Allons plus loin. Il est indispensable de faire tomber quelques masques si l'on veut éviter que l'Aikido de Morihei Ueshiba se transforme en simple sport. Les élèves d'O Sensei qui ont marqué les débuts de l'Aikido dans le monde sont morts aujourd'hui. On peut donc légitimement se poser la question suivante qui vient à l'esprit comme le pendant de la question d'Aikido Journal : existe-t-il au 21ème siècle d'authentiques shihan japonais ?

Shoji Sugiyama, élève de Minoru Mochizuki, s'exprimait ainsi dans les colonnes du magazine Arts Martiaux il y a quelques années :

L'Aikido actuel, œuvre du Doshu - c'est-à-dire le fils de maître Ueshiba, un homme peu porté sur l'idée de combat du fait de son caractère mais aussi de sa faiblesse physique - est une chorégraphie. On a remplacé ce qui faisait la réalité d'un art martial par des concepts d'amour et d'harmonie souvent mal interprétés par les pratiquants et souvent mis en avant comme prétexte pour éviter un entraînement dur. Il est facile - et les pratiquants ne s'en privent pas - de trouver des excuses pour justifier leur déficience technique, ce qui entraîne une baisse de leur esprit.

L'homme qui parle ainsi est un Japonais qui a cinquante ans de pratique et quarante ans d'enseignement en Occident à Turin où il vit. Il est donc intéressant de noter qu'il ne critique pas les enseignants occidentaux, mais qu'il critique au contraire les capacités de Kisshomaru Ueshiba lui-même. C'est-à-dire les capacités de l'homme qui a formé tous les shihan japonais enseignant aujourd'hui en Occident.

J'ai développé cet argument dans de précédents articles et je ne peux y revenir ici. Il est démontré que ce point de vue n'est pas celui d'un individu isolé. Pour des figures aussi incontestables de l'Aikido que Koichi Tohei, Tadashi Abe, ou Morihiro Saito, Kisshomaru n'était qu'un « bon fonctionnaire » incapable d'assumer des responsabilités techniques.

Shu-Ha-Ri

La question d'Aikido Journal nous entraîne ainsi sur des chemins que l'on ne soupçonnait guère, des chemins peu fréquentés, bien loin des grands itinéraires jalonnés de l'Aikido où se pressent les foules de pratiquants.

En effet il est peut-être plus difficile qu'on l'imagine de trouver un véritable shihan japonais, et il est peut-être moins surprenant qu'on le pense qu'apparaisse d'authentiques shihan occidentaux. Cela parce que les Occidentaux possèdent une qualité qui fait encore défaut à la plupart des Japonais : l'esprit critique.

C'est l'esprit critique qui empêche que l'on accepte pour vérité une erreur d'interprétation née de la faiblesse du jugement - fut-ce d'un homme qui a hérité du nom de Ueshiba. Shu-Ha-Ri disent les Japonais : imiter scrupuleusement le modèle pour se libérer ensuite des formes.

C'est une formule, mais on peut aussi imiter des erreurs, et il y a peu de chances alors qu'on se libère jamais des formes. Shu ne doit pas être une phase passive. Le corps et l'esprit travaillent ensemble. L'éveil doit être permanent.

l’Occident est préparé et prédestiné

Nous sommes donc quelques uns, dans différents pays, à penser que l’Occident est préparé et prédestiné à prendre le relais de l’Orient dans le développement de l’Aikido, et que s’il manque à cette mission, l’Orient s’effondrera sur lui-même comme l’indique déjà - à l’Aikikai même - la transformation de l’Aikido Japonais en chorégraphie.

Takemusu Aiki Intercontinental ( TAI ) est l'association internationale qui a été créée avec cet objectif de transmission. Elle travaille dans un esprit traditionnel éloigné de toute considération politique ou mercantile, à rassembler dans de nombreux pays les hommes et les femmes convaincus que l'Aikido est autre chose qu'une aimable distraction.

L'idée essentielle est que la transmission aux générations futures de l'Aikido authentique d'O Sensei passe par la formation des enseignants. TAI est donc une association au service des enseignants au niveau international. Elle est d'inspiration occidentale et est apparue comme un garde-fou contre la décadence - « l'évolution » - de l'Aikido venue du Japon même.

Ces derniers mois, TAI a tenu cinq séminaires de formation dans cinq pays différents.

  • A Beyrouth avec le soutien de M. François Chidiac, responsable de TAI pour le Liban.
  • A Bratislava, avec l'aide de M. Stefan Kurilla, Président de la Fédération Slovaque d'Aikido. TAI collabora pour ce stage avec M. Hiroki Nemoto, enseignant japonais.
  • A Arras sous l'organisation de M. Roger Tran, Chargé de Relations Publiques pour TAI auprès du Gouvernement français.
  • A Augsburg où MMme Geller-Dürr réunirent au sein de TAI pour la septième année consécutive différentes tendances de l'Aikido allemand, dont M. Edmund Kern, Président de la Fédération Bavaroise d'Aikido.
  • A Turin enfin pour le grand stage d'été où furent représentées huit nations sous les auspices de M. Renato Vicentini.

Conclusion

L'Aikido apprend à ne rien dire que l'on ne puisse aussi démontrer. C'est absolument essentiel. L'action véritable, celle qui est conforme au non-agir - c'est-à-dire celle qui

Avec de belles paroles, on peut aller au marché - Lao Tseu

n'entre pas en opposition avec le cours naturel de l'Univers, mais s'accorde avec lui - est le moteur de la connaissance. C'est dans cette action là que les hommes et les femmes de TAI puisent leur foi dans l'avenir.

Que des Occidentaux avancent dans la voie ouverte par un Oriental, O Sensei Morihei Ueshiba, n'est pas un fait paradoxal, puisque dans la culture chinoise qui a servi de terreau à l'Aikido ils retrouvent les racines mêmes de leur propre tradition occultée au fil des siècles dans leurs pays respectifs.

Qu'ils cessent donc de se diminuer, qu'ils aient confiance en eux, qu'ils marchent la tête haute dans cette voie, riches et fiers de leur passé plusieurs fois millénaire, heureux d'être aujourd'hui les acteurs de ce grand rapprochement entre l'Orient et l'Occident d'où sortira le monde futur ! Tant il est vrai que :

L'art martial idéal que j'appelle Takemusu Aiki embrasse tous les êtres dans l'amour et travaille pour la paix de l'humanité.

O Sensei cité par Kisshomaru Ueshiba dans « L'Esprit de l'Aikido ».

Philippe Voarino, le 09 octobre 2003