Dans la période de ma vie où je fus élève de Maître Tamura, il y eut un jour un incident. Maître Tamura démontrait ikkyo omote sur une attaque yokomen quand un élève se leva et dit : « Moi Sensei, j’ai les bras solides, et si je ne veux pas, personne ne me passe ikkyo et je vous mets au défi de le faire sur moi. »

Tranquillement, Maître Tamura l’invita à attaquer. Yokomen donc. Au moment précis où il pensait recevoir ikkyo, notre attaquant banda toutes ses forces et regroupa toute sa puissance pour résister dans la direction qu’il anticipait. A tort. Maître Tamura contourna ce bras rigide et projeta facilement avec irimi nage. L’uke aux bras solides se releva furieux et protesta qu’on ne lui avait pas fait ikkyo. Alors Maître Tamura eut cette réflexion qui me marqua, mais dont la profondeur ne m’apparut qu’avec les années. Il dit simplement : « Pourquoi voulez-vous que je fasse ikkyo ? » La leçon qui était donnée là c’est qu’il est absurde de vouloir passer à tout prix une technique quand, pour une raison quelconque, les conditions nécessaires à son exécution ne sont pas réunies.

Il y a peu Maître Tamura dirigeait un stage à Besançon et quelques élèves de TAI qui habitent cette ville ont profité de son passage pour monter sur le tapis. Par curiosité peut-être plus que par conviction, mais sans aucune mauvaise intention, je m’en porte garant. N’est-il pas naturel que les élèves d’un groupe d’Aikido pratiquent avec ceux d’un autre groupe quand l’occasion se présente ? TAI en tout cas a toujours encouragé ses membres à aller voir les professeurs des différents courants, tout comme elle n’a jamais refusé un pratiquant venu d’ailleurs.

Alors qu’il exécutait précisément ikkyo omote sur une attaque yokomen, un des élèves de TAI est arrêté dans son mouvement par Maître Tamura qui se met en face de lui et l’attaque, comme il a coutume de faire quand il veut montrer à un pratiquant son erreur. Fort bien. Sauf que le yokomen uchi de Maître Tamura ressemblait à s’y méprendre à un tsuki au plexus. La première fois, surpris par une attaque qui ne correspondait pas à la convention de travail de l’exercice, l’élève en question n’a évidemment pu faire l’ikkyo omote demandé. La deuxième fois non plus. Mais au troisième essai il s’est déplacé pour faire ikkyo comme on doit le faire sur un tsuki. Maître Tamura, surpris peut-être par cette réaction qu’il n’attendait pas, ne put l’empêcher de verrouiller sa prise. A partir de là ikkyo était imparable.

La petite histoire c’est que Maître Tamura, au risque de se blesser, voulut résister à la clef pour ne pas descendre. Il doit à l’intelligence de ce garçon, qui préféra relâcher la saisie plutôt que d’abîmer son coude, de s’en tirer avec une légère douleur à l’articulation.

Bien qu’il n’y ait pas là de quoi fouetter un chat, toute une polémique a enflé, sur les forums et ailleurs, alimentée comme toujours par ceux qui n’avaient rien vu et rien entendu. C’est pourquoi j’ai considéré qu’il était de ma responsabilité d’expliquer les faits avec exactitude afin de la désamorcer. Chacun jugera.

Ceci étant dit, je ne peux m’empêcher de relever l’ironie du destin. Car enfin la situation dans laquelle s’est trouvé l’élève de TAI est tout à fait analogue à celle de Maître Tamura bien des années plus tôt avec « l’uke aux bras solides ». Comme Maître Tamura à l’époque, faute d’avoir à sa main les conditions du mouvement demandé, il ne s’est pas obstiné à entrer la technique qu’il était supposé faire. Il s’est adapté aux circonstances nouvelles.

En effet, pour qu’une technique d’Aikido soit réalisable, un certain nombre de conditions doivent être réunies. A l’entraînement on décide donc de réunir artificiellement les conditions idéales de l’exécution d’une technique. Ceci dans le but de permettre la bonne compréhension du mouvement et de rendre possible son étude.
L’erreur majeure consiste à chercher, dans cet exercice d’apprentissage purement conventionnel, une forme de compétition avec l’autre. Les pratiquants qui transforment cet exercice en test de force avec le partenaire perdent tout simplement de vue que le fait de connaître à l’avance le mouvement qui va être exécuté par tori permet à uke de bloquer n’importe qui et n’importe quoi, s’il décide de faire preuve de mauvais esprit.
A ce stade de l’étude on est en effet bien loin de la réalité d’un engagement martial véritable où rien n’est convenu et tous les changements évidemment possibles, de part et d’autre, à tout moment. La seule liberté qui est accordée aux pratiquants à ce stade de l’apprentissage est celle qui consiste à reproduire le mieux possible un exercice imposé. Tori travaille dans son rôle, honnêtement, uke travaille dans le sien, honnêtement. Les musiciens font leurs gammes.

Mais qu’une seule des conditions nécessaires à la technique proposée à l’étude soit modifiée, même insensiblement (le pied ou le coude d’uke qui rechignent et se déplacent de quelques centimètres), et cette technique devient irréalisable telle quelle. Les vieux routiers des tatamis savent bien cela et utilisent ces petites tricheries les jours où ils ont mal au dos pour éviter de chuter. _ Dans le cas d’une telle modification la technique initiale est inadéquate, et c’est en réalité une variante ou une autre technique qui sera appropriée à la situation nouvelle née du changement des données de l’exercice.

Le problème incontournable c’est que tori – parce qu’il en a besoin – est supposé s’entraîner à la technique initiale, pas à enchaîner des variations libres.

Alors je me pose la question suivante : quand un professeur un instant auparavant a demandé à ses élèves d’exécuter un exercice imposé (ikkyo omote sur une attaque yokomen), quel sens y a-t-il à ce que – dans le cadre de l’exercice qu’il a lui-même exigé – il s’efforce de gêner un pratiquant avec une forme d’attaque différente de celle qu’il vient de demander ?
J’ai beau tourner et retourner la question, je ne vois que deux réponses.

  • Ou bien Maître Tamura triche avec les pratiquants. Il se moque gentiment d’eux en leur demandant de respecter une règle qu’il transgresse pour sa part allègrement. Et il les place ainsi, quand ils se trouvent en face de lui, dans une sorte de porte-à-faux méthodologique dont ils ne peuvent sortir. Une bonne blague en quelque sorte. Mais je ne veux pas retenir cette possibilité qui ne convient pas aux responsabilités qui sont celles du Conseiller Technique National d’une grande fédération française.
  • Ou bien Maître Tamura modifie les données de l’exercice qu’il a lui-même exigé, dans le but délibéré de repérer les pratiquants capables d’assez de lucidité, d’initiative et d’audace pour quitter le travail scolaire imposé, en transgressant ce faisant la règle fixée par le maître un instant plus tôt.

Si cette deuxième réponse est la bonne, alors Maître Tamura ne peut qu’être agréablement surpris quand de temps à autre un pratiquant a une réaction naturelle, qu’il s’adapte à la situation nouvelle, change la technique et parvient finalement à le mettre par terre.

Cette explication à vrai dire ne me satisfait qu’à moitié, mais je n’en vois pas d’autre. Et si quelqu’un en possède une je le remercie de me la communiquer. Je suis heureux en tout cas qu’un élève de TAI ait trouvé assez de liberté pour fournir la réponse technique qui convenait dans une situation qui n’était pas a priori à son avantage.

Toutefois, à supposer que cette méthode soit bien celle choisie par Maître Tamura, ce n’est pas celle utilisée par TAI.
TAI juge l’apprentissage des bases techniques suffisamment difficile pour qu’il ne soit pas mélangé de tests simultanés sur les capacités du pratiquant à réagir librement à des sollicitations variables. Une telle liberté est bien sûr fondamentale en Aikido mais elle appartient à un registre différent. Elle n’aura son importance que plus tard, car elle suppose que le candidat à ce niveau de travail ait acquis au préalable une maîtrise impeccable des bases. Avant d’ « interpréter » Bach ou Mozart, on apprend le solfège.
Un travail plus libre que l’apprentissage des bases existe évidemment dans la méthode TAI, mais il fait l’objet d’une étude à part entière. Il vient en son temps. Et il est hors de question que cette étude se fasse sur un tatami ou l’on compte une écrasante majorité de débutants, car elle n’est pas pour eux, de même que n’est pas non plus pour eux l’étude des kaeshi waza par exemple.

Les débutants, jusqu’au 3ème dan, ont besoin d’apprendre les bases. Pourquoi les plonger dans la confusion et les perdre dans des situations qui exigent un niveau de pratique bien supérieur à celui qu’ils ont atteint momentanément ?
L’Aikido est une voie sur laquelle on ne brûle pas d’étape. Ceux qui l’empruntent doivent accepter cette condition.
Et s’il faut dire toute la vérité, je dirai que c’est en réalité bien après le 3ème dan qu’une expression libre de la pratique de l’Aikido a une petite chance d’apparaître…A ne pas confondre avec un spectacle de mise en scène, aussi réussi soit-il.

Philippe Voarino, 6 juillet 2008