Il est parfois difficile de décider ce que veulent dire concrètement les propos du fondateur de l’Aikido dans son livre unique « Budo », écrit en 1938.

On interprète souvent ces propos à l’aide d’idées philosophiques générales qui dissimulent mal l’incompréhension de leur sens premier, le sens qui est en rapport avec la réalité martiale. Or ce sens existe toujours, il est essentiel chez maître Ueshiba, et il n’est pas caché.

Certes le livre d’O Sensei n’est pas d’accès facile, ce n’est pas cependant un livre de philosophie générale : il s’agit d’un manuel, d’un manuel d’instruction, d’un manuel de transmission. Et il a été conçu par le Fondateur de l’Aikido pour permettre à ceux qui le liraient de comprendre les fondamentaux de l’art.

Mais il faut pour cela chercher au cœur de chaque phrase les informations techniques qui s’y trouvent. Le lecteur qui se contente en effet de parcourir l’œuvre d’O Sensei du seul point de vue philosophique, jette sur les propos du Fondateur un voile mystique qui empêche de percevoir les enseignements bien concrets qu’ils recèlent.

Ceci ne veut pas dire bien sûr qu’il n’existe pas également une dimension philosophique dans le discours d’O Sensei. Je dis simplement qu’il est utopique de penser que l’on puisse accéder à cette dimension philosophique sans avoir, au préalable, compris l’aspect concret de l’enseignement du Fondateur. Ses instructions sont en effet avant tout de nature technique, et chaque phrase doit être considérée, de ce point de vue, avec toute l’attention qu’elle mérite :

Quand tu es entouré par une foule d’ennemis, considère-les comme s’il s’agissait d’un seul attaquant ; quand tu fais face à un seul attaquant, considère-le comme s’il s’agissait d’une foule d’ennemis.
— Morihei Ueshiba, « Budo », L’essence de la technique

Un esprit logique, fut-il parfaitement ignorant d’Aikido, peut trouver aisément l’enseignement fondamental qui se trouve dans ces trois lignes. C’est le suivant : si je dois me comporter avec plusieurs attaquants comme je me comporte avec un seul, et avec un seul comme je me comporte avec plusieurs, c’est nécessairement que – dans les deux cas – je dois faire la même chose. L’instruction technique d’O Sensei est donc ici sans équivoque, et on peut l’énoncer ainsi : le mouvement d’Aikido ne change pas selon qu’on ait un ou plusieurs adversaires.

Si l’on accepte ce premier enseignement du Fondateur, se pose alors la question suivante : comment ce qui est efficace contre un adversaire unique peut-il avoir la même efficacité contre deux, quatre ou plus ? Il y a là un paradoxe technique : comment en effet un même mouvement peut-il être approprié à la perfection à une situation, et – en même temps – approprié – avec la même perfection – à une situation dont les paramètres sont complètement différents ?

Tout le génie d’O Sensei est d’être parvenu à résoudre ce paradoxe de manière concrète, c’est à dire de manière technique. Immédiatement après nous avoir livré cette information étonnante sur le mode unique d’action, il poursuit en effet :

Apprenez à utiliser le un (le mouvement unique) pour frapper la multitude sans offrir à vos adversaires la moindre ouverture. — Morihei Ueshiba, « Budo », L’essence de la technique

Il y a cette fois, deux informations techniques fondamentales dans la phrase du Fondateur :

  • la première, c’est que le mouvement unique permet de frapper la multitude – ce qui revient à dire qu’il permet de frapper indifféremment dans n’importe quelle direction, car c’est un réflexe naturel de la multitude d’encercler sa cible.
  • la deuxième, c’est que ce mouvement unique ne permet pas seulement de frapper, il permet – dans le même temps – de se déplacer dans une zone parfaitement sûre, sans jamais offrir – à aucun des adversaires – la moindre ouverture.

Nous avons ainsi beaucoup progressé en faisant attention à ce que nous dit O Sensei. Nous savons désormais que le mouvement d’Aikido est toujours égal à lui même dans toutes les circonstances, qu’il permet de se déplacer et de frapper dans toutes les directions, et que ce déplacement est en même temps le moyen de se mettre à l’abri des frappes de tous les adversaires.

Mais pour comprendre, il nous manque encore des éléments, et O Sensei poursuit ses explications :

Confronté à de nombreux adversaires, déclenche leurs attaques, entre directement en tournant derrière leurs lances qui frappent ; en appliquant ce principe, il est possible de briser le cercle (des attaquants) tout en se réfugiant dans une zone sûre. Quand tu es encerclé, applique ce principe : entre en tournant, en prenant soin de ne pas briser ta posture, et sans faire obstruction à tes adversaires. — Morihei Ueshiba, « Budo », L’essence de la technique

Ainsi, il existe une manière de susciter l’attaque adverse, et il faut alors immédiatement entrer en tournant, dans l’espace libre entre les adversaires (et donc dans n’importe quelle direction), en prenant soin de ne pas faire obstacle à leurs mouvements.

Quelle que soit la direction dans laquelle tu te déplaces, ne casse pas ta posture en tournant. Le mouvement (unique) implique une révolution naturelle de 360° autour d’un centre stable.

L’entrée n’est donc pas linéaire, elle s’effectue en tournant, et cette rotation est un principe d’action. Mais attention, si la rotation à 360° de l’homme autour de son axe propre est évidemment indispensable, il ne s’agit pas seulement ici de cette rotation là. Il s’agit – qui plus est – de révolution, la révolution que l’homme peut accomplir dans les 360° du cercle, à partir du centre stable de ce cercle.

Il y a en effet une différence entre rotation et révolution : la terre, par exemple, est en rotation autour de son axe, mais cet axe décrit lui-même un cône de révolution sur la sphère céleste. Un bon exemple pour comprendre cette double action de rotation et de révolution est le mouvement d’une toupie qui, en même temps qu’elle tourne sur elle même, se déplace dans l’espace.

Entre sincèrement, tourne, et harmonise-toi avec tes adversaires, devant et derrière, à gauche et à droite. Il est essentiel de nourrir cette disposition d’esprit en permanence pendant l’entraînement.
— Morihei Ueshiba, « Budo », L’essence de la technique

Ajoutons ces nouvelles informations à celles que nous possédions déjà, et tentons maintenant de résumer les instructions d’O Sensei :

  1. Le mouvement d’Aikido est unique : il est égal à lui même dans toutes les circonstances, quelle que soit la configuration de l’attaque et le nombre d’adversaires.
  2. Il permet de frapper dans n’importe quelle direction, en opérant des révolutions à 360° à partir du centre stable d’un cercle idéal, à la manière de la rotation et des révolutions d’une toupie.
  3. L’entrée se fait en tournant dans l’espace libre entre les adversaires : cette rotation, qui déclenche ensuite les révolutions du corps dans l’espace, est un principe d’action.
  4. Ce déplacement d’attaque en toupie est en même temps le moyen pour tori de trouver systématiquement refuge dans une zone sûre.
  5. Un tel déplacement ne doit ni entraver ni gêner le mouvement des adversaires.
  6. Cette « entrée tournante » ne vise pas le seul adversaire qui est devant : la conscience que les adversaires sont devant et derrière, à gauche et à droite, est essentielle, cela doit être une règle d’entraînement. Par conséquent, toute technique qui ne fonctionnerait qu’avec un seul adversaire ne serait pas une technique d’Aikido.

Le fondateur de l’Aikido nous a donc livré toutes les informations techniques nécessaires à l’exécution du mouvement un. Il y a une chose qu’il n’a pas dévoilée cependant, et dont nous avons absolument besoin : la forme exacte, précise, de cette entrée tournante.

En indiquant que cette entrée doit toujours être identique à elle-même dans toutes les directions, O Sensei nous donne une information capitale, et c’est celle-ci : l’entrée tournante de l’Aikido obéit à une constante.

En effet, si cette entrée est toujours semblable à elle-même dans toutes les circonstances, il est nécessaire qu’elle obéisse à une loi générale, il ne peut pas en être autrement. Le déplacement d’Aikido préserve les angles, quelle que soit la direction empruntée. Et parce qu’il préserve les angles, il opère une transformation conforme qui place tori nécessairement et systématiquement dans des positions analogues, quelle que soit la direction qu’il choisisse d’emprunter.

Cette loi porte en mathématique le nom d’homothétie : le déplacement d’Aikido est une homothétie, qui mobilise toujours tori selon le même schéma, en vertu de la préservation des angles. Cette loi générale du déplacement harmonieux d’un homme en rotation/révolution dans les 360° d’un cercle, et par rapport aux quatre directions, est exprimée dans la figure ci-dessous qui n’appartient pas à la culture japonaise, ce qui montre bien l’universalité des principes de la tradition :

La figure géométrique illustrée par cet objet d’art est donc le plan très exact du déplacement de l’Aikido selon les indications précises données par le Fondateur.

Elle peut être décrite par des lois mathématiques. Les points où la spirale du déplacement de tori autour du centre stable du cercle, entre en contact avec les flèches rouges (adversaires), sont les points d’irimi-atemi. La dernière chose qui reste maintenant à comprendre, et qui a évidemment une très grande importance pratique, est le mouvement exact des pieds, et les positions intermédiaires adoptées par ces derniers dans la dynamique du mouvement.

On trouvera toutes les indications nécessaires à cette étude dans la série intitulée « Le déplacement d’O Sensei».

Philippe Voarino, 15 août 2015