Mon ami Alain Grason est récemment allé étudier l’Aikido au Japon auprès d’Hideo Hirosawa, l’un des derniers élèves directs encore vivants d’O Sensei, qui habite à Iwama et enseigne dans la petite localité voisine de Hatori.

Alain ne voulut pas quitter Iwama sans rendre une visite sentimentale au vieux dojo d’O Sensei où il fut uchi deshi pour la première fois dès la fin des années 1980. Il est accueilli par trois uchi deshi, et se présente à eux très naturellement : « Bonjour, je suis Alain Grason, ancien uchi deshi de Morihiro Saito. » Ces quelques mots agissent comme un coup de tonnerre sur les trois malheureux. « Chuuut ! … ne prononcez pas ce nom ici … c’est très mal vu », répond l’un d’eux en français avec un fort accent canadien.

Mal vu … ! Alain qui n’en croit pas ses oreilles continue jusqu’à la porte du dojo, fait glisser le panneau coulissant, et s’agenouille pour se recueillir un instant. Le kamiza n’a pas changé. Sur les étagères polies par le temps, les coffrets en bois sculpté qui abritent quelques cheveux et quelques poils de la barbe d’O Sensei sont toujours là. A droite du kamiza les portrait d’O Sensei et de son fils Kisshomaru n’ont pas bougé. Sur le mur de droite, le vieux miroir qui a vu passer tant de pratiquants pendant tant d’années est là lui aussi, rassurant, surmonté de la calligraphie « Aiki Ueshiba » de la main d’O Sensei. Sur le mur de gauche, au-dessus du petit couloir vitré qui mène directement à la maison d’O Sensei, et qui était son accès personnel, ont été ajoutés quatre ou cinq posters un peu démesurés du Fondateur.

Tout est propre, propre comme un lieu qui ne sert pas et qu’on nettoie sans cesse, une sorte de musée un peu vide, un peu triste, il n’y a bien-sûr aucun portrait de maître Saito.

« … ne prononcez pas ce nom ici … c’est très mal vu ». La petite phrase tourne dans la tête d’Alain, distillant son poison négationniste, en même temps que les souvenirs des moments vécus en ce lieu remontent à sa mémoire.

On a le droit bien-sûr de ne pas apprécier la personnalité de Morihiro Saito, on peut ne pas approuver son attitude critique envers l’Aikikai, on peut même ne pas accepter son autorité technique dans le monde de l’Aikido, et ne pas reconnaître l’originalité et l’utilité de sa méthode d’enseignement. On peut être en désaccord sur tous les plans avec le parcours d’un homme qui suscita une grande controverse dans le monde de l’Aikido, en bousculant un certain nombre de clichés. Mais il y a une chose que l’on n’a pas le droit faire : nier ce qui a existé, et tenter d’effacer l’histoire.

Pendant les décennies qui suivirent la mort d’O Sensei, maître Saito insuffla au dojo d’Iwama la grande énergie vitale qui bouillonnait à l’intérieur de son être. Il fit du minuscule dojo de bois du Fondateur un chaudron magique où se croisèrent, pendant trente ans, des milliers d’élèves venus de tous les pays du monde pour pratiquer l’Aikido sous sa direction. Il fit vivre ce dojo et le fit connaître dans le monde entier, parce que c’était la volonté d’O Sensei, et que c’était la mission que le Fondateur lui avait confiée.
Il a rempli cette mission jusqu’à son dernier souffle, obligé vers la fin de s’asseoir entre chaque technique qu’il démontrait, parce que la maladie l’empêchait de se tenir debout trop longtemps.
Cet homme a donné sa vie entière, avec une générosité sans limite, pour que le dojo qui a vu naître l’Aikido dans les années 1940 survive à la mort d’O Sensei. Il a donné sans compter son temps et son énergie pour que vivent dans la mémoire des hommes ces quelques acres de la terre d’Iwama, riches de l’histoire des origines de l’Aikido.

Et c’est cet homme-là dont il ne faudrait plus prononcer le nom ? A l’instar du criminel qui incendia le temple d’Artémis d’Ephèse, l’une des sept merveilles du monde antique, et dont les Grecs interdirent sous peine de mort de prononcer le nom, afin qu’il soit effacé de l’histoire ?

Je pourrais trouver des mots, mais ils ne seraient jamais assez forts pour exprimer la nausée que provoque en moi une négation aussi basse et aussi malhonnête de la réalité historique.
Les marionnettes du genre de celles qui ont accueilli Alain ne sont pas responsables bien-sûr, elles appliquent la consigne sans savoir, et ne voient pas qu’elles ne servent qu’à donner l’illusion que la vie ne s’est pas complètement retirée du vieux dojo d’Ibaraki.
En revanche, il y a des hommes, dans les instances dirigeantes de l’Aikikai, qui ont décidé – en pleine conscience – qu’il fallait effacer Morihiro Saito de la mémoire d’Iwama.
A ceux-là je dis qu’en combattant le fantôme de maître Saito avec les armes de l’hypocrisie, du mépris, de l’ingratitude, et de l’imposture, ils ont commis plus qu’une faute : ils se sont déshonorés, et ils ont allumé, par ce déshonneur, l’incendie qui finira par consumer leur propre maison.

Voici quelques photos qui diront mieux qu’un long discours la joie et la fraternité qui régnèrent au dojo d’Iwama pendant les trois décennies où il fut sous l’autorité bienveillante de Saito sensei. Les milliers d’élèves qui vécurent en ce lieu tout au long des trente dernières années du vingtième siècle peuvent témoigner de cela aussi bien que moi.

A Iwama, maître Saito remerciait les uchi deshi à sa manière, en cuisinant personnellement pour eux, et en tirant le sake au tonneau pour le départ de l’un ou l’arrivée d’un autre.

Il profitait de ces moments de fête pour expliquer la culture Japonaise aux uchi deshi avec la bonne humeur qui était la sienne (dans les bons jours).

Autour de la table avec maître Saito les anecdotes étaient fréquentes, c’est ainsi que les uchi deshi apprenaient l’histoire de l’Aikido …

… et les repas se terminaient rarement sans un sayonara nikyo pour celui qui devait prendre l’avion le lendemain.

Les uchi deshi n’étaient pas très conformistes… ils étaient plutôt bohèmes en vérité…

…un tantinet fêtards aussi…

… ils n’avaient pas peur de se mettre à dix pour faire le travail d’une seule personne…

… et ils ne parvenaient pas à garder leur sérieux en balayant la mousse autour de l’Aiki jinja.Leurs drôles de manières de « gaijin » et leur indiscipline faisaient parfois le désespoir de maître Saito… mais ils aimaient l’Aikido de tout leur cœur, et trente ans plus tard tous ceux qui ne sont pas morts transmettent fidèlement ce qu’ils apprirent à cette époque de leur vie.

Le vieux dojo d’Iwama accueillait également les familles, et les enfants y jouaient librement.

Aux derniers moments de sa vie, un tabouret accompagnait toujours maître Saito, parce que la maladie l’empêchait de se tenir debout trop longtemps…

…il enseigna ainsi jusqu’à la fin, en n’écoutant pas sa souffrance, avec la sincérité, la générosité, et le sens de la responsabilité qui le guidèrent sa vie durant.

Voilà ce que fut le dojo d’Iwama, pendant trois décennies, sous la direction de Morihiro Saito, un havre d’étude et de travail, de paix et de respect, un lieu où les hommes de toutes cultures, de toutes religions, apprenaient à vivre ensemble et à s’apprécier, un lieu fraternel, un lieu fidèle à l’idée d’O Sensei que la pratique de l’Aikido génère l’harmonie sociale, une grande famille en vérité, dans une grande maison de campagne japonaise dont Saito sensei fut le pater familias, papy comme l’appelaient affectueusement les Français.

Mais « Chuuut ! … ne prononcez plus ce nom… c’est très mal vu désormais ! », et le fantôme de maître Saito est décidément bien encombrant.

Philippe Voarino - Uchi deshi de Morihiro Saito à Iwama entre 1986 et 2001.