Amener à soi en allant vers l’autre. Cet oxymore résume tout le chemin du pratiquant d’Aikido, à qui la méthode demande dans un premier temps d’aller vers l’autre pour exécuter la technique, et qui découvre ensuite, quand il quitte la méthode, que l’Aikido exige au contraire d’amener l’autre à soi.

Dans les exercices de base de la méthode, tori apprend en effet à contrôler uke ou à le projeter en allant vers lui, en entrant comme on dit généralement en traduisant le terme irimi. Ce type d’entrée directe est illustré sur la vidéo avec l’exercice kokyu nage :

Dans la version élémentaire de cet exercice, tori pivote à 180°, il effectue ainsi la première partie du déplacement irimi-tenkan (irimi seulement donc). Mais il ne continue pas sa rotation avec la jambe arrière (la partie tenkan). Il arrête son déplacement à mi-parcours et enchaîne un pas glissé vers le dos d’uke afin de le projeter. C’est donc bien lui qui se déplace vers l’autre :

Ce type d’apprentissage est nécessaire, mais le déplacement qui permet d’accomplir ainsi la projection d’uke vers son arrière "immédiat" a deux inconvénients : d’une part uke conserve une certaine stabilité et une certaine puissance parce qu’il n’est pas mis en mouvement, d’autre part il ne permet pas de mettre tori en sécurité dans la circonstance d’une attaque venant des quatre directions. Le dos de tori demeure en effet exposé si la projection est effectuée de cette manière. C’est pour cette raison que Maître Saito insistait sur l’importance de ne pas regarder uke en le projetant, de toujours veiller aux arrières. 

Or il existe en Aikido une règle absolue : l’efficacité maximum est dans un rapport dynamique et cinématique avec la sécurité maximum. Une technique ne peut pas être efficace seulement, elle doit être aussi sûre qu’elle est efficace, sans quoi nous ne parlons pas d’Aikido. Sécurité s’entend notamment par rapport aux multiples directions d’attaque.

La seule manière pour tori de projeter uke vers l’arrière sur morote dori, tout en ménageant sa sécurité par rapport aux adversaires tenant les différents angles, est de se déplacer avec un irimi-tenkan complet, de ne pas se contenter du premier temps d’irimi :

Par ce déplacement complet, tori découvre qu’uke est obligé de le suivre, qu’il est aspiré, entraîné dans la spirale créée par son déplacement, et que le déséquilibre créé par  cette aspiration est tel qu’il chute naturellement en arrière, sans qu’il soit besoin d’aller au-devant de lui avec une quelconque puissance. Tori comprend alors que ce qui projette uke est en vérité la manifestation de certaines lois physiques du déplacement rotatif, et que ce résultat n’a rien à voir avec sa volonté de faire chuter uke. Il réalise que le déplacement irimi-tenkan transmet une force qui ne lui appartient pas, mais qui s’exprime à travers lui. On approche ici du sens qu’il convient de donner au terme Takemusu. 

Le deuxième effet du déplacement irimi-tenkan complet est stratégique : il renverse la position de tori par rapport à ses adversaires. Par sa rotation, non seulement tori amène uke à lui, mais dans ce mouvement il le place comme un bouclier entre lui-même et les adversaires restants, et quand il le projette c’est désormais vers eux et pour les gêner, au lieu de le projeter à leur opposé et en leur présentant le dos.

La projection accomplie de cette manière est une convergence de tous les avantages. Elle est facile parce qu’uke est mis en mouvement et déséquilibré, elle est de ce fait efficace par rapport à lui. Elle est également efficace par rapport aux autres adversaires parce qu’uke est utilisé comme un projectile dans leur direction. Enfin elle est d’une sécurité parfaite parce qu’elle éloigne tori du danger et lui permet d’y faire face au lieu d’y tourner le dos. 

L’oxymore prend alors tout son sens : il faut, au premier temps de l’apprentissage, aller vers l’autre, c’est plus tard seulement que le pratiquant comprend qu’il doit amener l’autre à lui. Et quand on y réfléchit, ce processus de la progression en Aikido semble faire écho à la nature des rapports humains, qui veut que l’on ne puisse pas amener un être à soi si l’on ne va pas vers lui au préalable.