De quel guerrier qui sur moi fonde,
ma bouche, au temps de s’épuiser,
dans le vent de la fin du monde,
reconnaît-elle le baiser ?

Jacques Audiberti - La mort de Cléopâtre

Cléopâtre à l’heure de mourir, a-t-elle reconnu le sens de sa vie et celui de ses amours ? Sait-on pourquoi on occupe ses jours de telle ou telle manière, jusqu’au moment où ces jours nous sont retirés ? De quelle impuissance, de quelle ignorance surgissent les choix et l’œuvre d’une vie ? Et pourquoi agir si l’essentiel est hors de portée ? Pourquoi parler plutôt que se taire ? Comment écrire ce que les mots ne peuvent signifier, peindre ce que le pinceau ne peut figurer ? "La fin est dans le commencement et cependant on continue". 

J’ignore quelle part de fatalisme suppose cette phrase de Samuel Beckett. Il déclara en tout cas qu’il ne savait pas qui était Godot, ni même s’il existait véritablement, bien qu’il soit né le 14 février 1937 à Dresde, en la Gemäldegalerie Alte Meister. C’est là que Beckett vit pour la première fois le tableau de Caspar David Friedrich "Deux hommes contemplant la lune". Dix années de gestation furent ensuite nécessaires pour que puisse paraître "En attendant Godot", l’œuvre littéraire conçue pour exprimer, avec "les mots vrais de l’esprit en ruine", ce qui avait tant impressionné le jeune Beckett dans la peinture de Friedrich : une manière d’effleurer un instant, par l’effacement de soi, l’innommable, l’indicible invisible qu’on n’approche pas autrement,.

Ce qu’éclaire en effet la lune, la complice, la blafarde du tableau de Friedrich, c’est justement ce qu’on n’y peut pas voir avec les yeux, ce que les deux noctambules n’ont aucune chance de contempler depuis leur monticule : le mystère de l’être, monté des profondeurs de la nuit intérieure de l’homme qui peint. Ce qui cherche le cœur parle d’autre chose que ne laissent paraître la peinture ou les mots, et s’adresse seulement à qui peut discerner la tentative éperdue que représente une telle entreprise. 

De ce point de vue, la voie de l’Aikido n’est pas différente de la peinture ou de l’écriture. On ne sait pas pourquoi on débute, on ne sait pas quoi en attendre, on cherche sans savoir ce qu’on espère. Et quand on a cherché longtemps, dans la technique ou l’esthétique, cet inconnu qu’aucune technique ou esthétique n’exprimeront jamais, la fatigue a raison de l’espoir. Il reste l’attente, démunie mais lucide, une attente sans espérance, mais qui n’est pourtant ni stérile ni insupportable. Et Godot ne vient pas, et ainsi passe le temps. 

Aucun désespoir ici cependant, la vie n’en a que faire. Beckett comme Friedrich, en dépit de l’obscurité du fond d’où émergent les forces à l’origine de leurs œuvres, témoignent d’une vitalité révélée notamment par de féroces plaisanteries. Car "rien n’est plus drôle que le malheur", c’est la réplique fameuse de "Fin de partie". L’humour n’efface pas le tragique mais il le rend moins pesant. Vladimir et Estragon attendent Godot, l’ivrogne au comptoir attend godet… on sourit, mais le sourire est figé comme une grimace, celle de "L’homme qui rit" de Victor Hugo, "comique au dehors, tragique au-dedans, pas de souffrance plus humiliante, de colère plus profonde". Le désarroi ignore en effet la préséance, les deux clochards qui attendent Godot ne sont autres que Beckett et Friedrich, et la quête dérisoire de l’ivrogne est symbole de la nôtre. Là où l’humour est grave le rire ne peut naître, Buster Keaton, l’immense humoriste du cinéma muet, avait pour surnom  "old stone face", "l’homme qui ne rit jamais".

Elle est habile la grenouille qui joue dans le puits à faire trembler le reflet de la lune. Comme elle nous jouons et cherchons l’astre à la surface de l’eau noire. L’habileté est certes gratifiante, mais elle ne mène à rien quand on cherche les choses là où elles ne se trouvent pas. Ceci est vrai en Aikido comme dans tous les arts, la technique est facile, et facile aussi la velléité, l’art est difficile. Attendre Godot c’est attendre que la facilité accouche un beau jour du sens. Mais ce jour ne vient jamais, car Isis est trop chaste et trop fière pour lever son voile devant la facilité. En revanche elle répond parfois aux efforts résolus qui n’ont d’autre raison - ou peut-être folie - que de vouloir toujours la conquérir. S’il ne touche Isis l’art s’épuise, comme Cléopâtre dans le vent de la fin du monde, quand cette fin précisément y est confondue avec les moyens insignifiants qui sont les nôtres.

Philippe Voarino
Octobre 2023