J’ai formulé, à la fin de "Kajo (correction) # 1", trois affirmations qui ne peuvent pas être acceptées sans explication. Je vais donc m’efforcer, dans cet article et dans le suivant, de partager les raisons qui m’ont permis d’écrire cela.
1 - Gokyo n’existe pas
La technique que nous appelons gokyo existe évidemment, et elle existait aussi du temps d’O Sensei qui la pratiquait couramment, nous avons les photos et les vidéos qui l’attestent. Mais avec une différence de taille qui est celle-ci : le Fondateur, quand il l’exécutait, ne disait pas "appliquez la cinquième immobilisation (gokyo)", il disait "appliquez la Première Loi" (Ippō) :
Rappelons, ce qui a été expliqué dans "Kajo (correction) # 1", que la traduction du kanji HŌ :
par immobilisation (pin en anglais) manque le sens plus vaste dans lequel O Sensei utilisait ce terme, et qui est celui de loi. Une traduction correcte en anglais du texte japonais aurait donc été : "… and bring him down using the First Law", et non pas … with Pin Number One comme l’écrit ici le traducteur.
Ce traducteur, John Stevens, n’ayant pas idée de ce que représentent les kajo et par conséquent de ce que peut bien être la Première Loi, a traduit en utilisant le sens restrictif d’immobilisation (pin), devenu classique dans l’Aikido moderne. Dans son esprit, ippō n’était rien d’autre qu’ikkyo, nippō c’était nikyo, sanpō sankyo, et yonpō yonkyo, quant à gokyo et bien c’était donc la cinquième immobilisation puisque que l’Aikido moderne en a décidé ainsi, quand bien même le Fondateur ne parle pas dans son livre d’un quelconque goppō…
Mais avec cette interprétation John Stevens butte sur une contradiction. En faisant dire à O Sensei première immobilisation pour le mouvement que l’Aikido moderne appelle cinquième immobilisation, il crée un problème qu’une traduction plus juste aurait évité, et qu’il se contente de mettre de côté en écrivant dans sa note 27 : "La technique décrite ici (n°1 pour O Sensei donc) porte le nom d’immobilisation numéro cinq en Aikido moderne"… et voilà… que chacun s’arrange avec ça.
Alors je vais maintenant fournir ici l’explication qui est nécessaire pour se débarrasser de la confusion qui empêche de voir et de comprendre le plan remarquable de l’Aikido.
Ikkyo est une technique d’immobilisation caractérisée par une action sur le coude d’uke grâce au blocage de l’olécrane, comme nous l’avons vu dans le dossier "Pousse vers l’oreille !". Ce blocage de l’olécrane est possible seulement quand le bras d’uke est mis en extension. La marque distinctive d’ikkyo est donc le blocage du coude par levier sur un bras en extension, toute technique qui reproduit ces conditions obéit au principe d’ikkyo, et appartient donc au kajo n° 1.
Il importe peu que la main de tori qui tient au niveau du poignet saisisse celui-ci par-dessus, par-dessous, dans un sens ou dans l’autre. Et on pourra vérifier cela dans le fait que les techniques muna dori ikkyo ou kata dori ikkyo par exemple - que chacun reconnaît bien pour ikkyo - s’effectuent avec une saisie du poignet inversée par rapport à shomen uchi ikkyo.
De ce point de vue - qui est fondamental - il n’y a donc aucune différence entre ces deux photos :
Qu’O Sensei tienne le poignet par-dessus ou par-dessous n’a pas d'incidence sur le principe de l’immobilisation qui reste le même. C’est pour cette raison qu’il ne faisait pas de distinction entre ces deux techniques, et qu’il les désignait toutes les deux par "Première Loi" : parce qu’il ne s’intéressait pas à telle ou telle immobilisation en particulier, mais au principe commun à toutes les immobilisations de même type. Ses élèves (mis à part Tadashi Abe qui reçut l’enseignement des kajo) ne comprirent pas cette vision. Préoccupés par la mémorisation des techniques, ils se fondèrent sur quelques divergences non essentielles pour décider qu’il y avait là deux immobilisations différentes : l’immobilisation n°1 et l’immobilisation n°5.
Gokyo, l’immobilisation n°5, n’existe donc pas en tant que technique spéciale, sui generis si l’on veut parler latin. Ce que la modernité a appelé gokyo appartient en réalité à la sphère d’ikkyo - dont elle a les caractéristiques - et donc à la Première Loi.
J’ajoute au passage que la même démonstration vaut pour la "sixième immobilisation" (rokkyo), que l’Aikido moderne a inventée plus récemment en débaptisant la technique connue sous le nom d’hiji katame, augmentant ainsi encore la confusion dans l’esprit des pratiquants (il faut bien remplir les catalogues d’examen n’est-ce pas ?). Rokkyo n’existe pas davantage que gokyo. Tout comme gokyo, hiji katame obéit au principe d’ikkyo (le nom d’ailleurs l’exprime parfaitement qui veut dire bloquer le coude). Il s’agit donc là aussi de la Première Loi.
En conclusion, je voudrais faire réfléchir au constat suivant, qui a une grande importance quant à la compréhension du système technique de l’Aikido. Pour illustrer un principe, il faut à un moment donné qu’une technique le fasse. La technique qui illustre le principe de la manière la plus démonstrative est celle qui s’impose naturellement en tant que référence. Pour ce qui concerne le principe d’ikkyo, la technique qui l’illustre parfaitement est shomen uchi ikkyo, c’est pour cette raison qu’elle est devenue le symbole d’ikkyo. Et toutes les références à ikkyo se sont dès lors faites par rapport à cette image. Mais bien d’autres images auraient pu servir qui participaient du même principe (et notamment celle que nous appelons improprement "gokyo").
Il ne faut donc pas considérer les techniques de manière individuelle, mais en tant qu’elles appartiennent à un ensemble référent qui les organise autour d’un principe commun. Ces ensembles référents sont au nombre de quatre. Il n’y a pas de cinquième ensemble, gokyo appartient à l’ensemble d’ikkyo, c’est une expression parmi tant d’autres de la Première Loi (Ippō) :
Et c’est pourquoi le Fondateur de l’Aikido utilisait cette appellation quand il parlait de la technique que John Stevens, et tout l’Aikido moderne avec lui, appellent désormais "gokyo", perdant ainsi la possibilité d’accéder au plan qui structure l’Aikido, et qu’O Sensei avait lui en permanence devant les yeux.
Cape Clear, 25 décembre 2024