Il y a longtemps déjà que nos chemins s’étaient écartés, plus longtemps encore évidemment que nous avions fait connaissance, en février 1986, le jour de mon arrivée au Japon.

A la gare d’Ueno, tu avais écrit pour moi en japonais sur un bout de papier « Iwama made kudasaï », et tu me l’avais donné pour le cas où je perdrais mon chemin entre Tokyo et le petit village d’Iwama. Ce n’était rien que ces quelques mots « pour Iwama s’il vous plaît », mais ce jour-là j’étais content de pouvoir plier ce bout de papier dans ma poche, comme on le ferait d’un sauf-conduit.
Pour avoir pris le temps de cette attention alors que nous n’étions encore l’un pour l’autre que deux étrangers, much obliged Stan.

En cette fin des années 80, tu venais de Tokyo chaque semaine pour suivre l’enseignement de maître Saito dans le vieux dojo d’Ibaraki, à Iwama. C’est là que nous avons fait plus ample connaissance, et pratiqué ensemble bien des fois. Le cours terminé, c’était un plaisir et un privilège d’entendre tes anecdotes sur les circonstances de tes découvertes dans le domaine de l’histoire de l’Aikido.

Tu mis au jour le premier trésor en 1979, dans les archives d’une filmothèque de Tokyo : le film 16 mm d’O Sensei tourné en 1935 à Osaka, à l’Asahi Shinbun, preuve formelle que l’art connu aujourd’hui sous le nom d’Aikido était déjà parvenu à cette époque à un stade avancé de son élaboration, bien avant que soit fixé le nom même d’Aikido. Tu avais demandé à visionner quelques bobines qui dormaient sur une étagère, et O Sensei surgit soudain sur l’écran devant tes yeux ébahis, dans ce qui reste sans doute l’une de ses plus belles et plus longues démonstrations.
Pour avoir tiré de l’oubli une telle merveille, much obliged Stan.

Si un seul nom devait être mentionné parmi les personnalités qui permirent le développement de l’Aikido à son commencement, ce serait celui de l’amiral Isamu Takeshita. Acteur majeur de la guerre russo-japonaise, il fut élève enthousiaste de Morihei Ueshiba, et présenta son professeur à Yamamoto Gonnohyoe, ancien premier ministre du Japon. C’est ainsi qu’Ueshiba obtint le poste d’instructeur dans les académies militaires et de police du Japon.

C’est l’amiral Takeshita également qui présenta l’Aikido pour la première fois aux Etats-Unis, en initiant le Président Théodore Roosevelt en personne, dans les murs de la Maison Blanche, en marge des pourparlers diplomatiques qui mirent fin à la guerre russo-japonaise. Pour le rôle essentiel qui fut le sien dans ces pourparlers, Takeshita reçut la plus haute distinction de son pays, l’Ordre du Soleil Levant.

C’est Isamu Takeshita enfin qui imagina et organisa la démonstration d’Aikido d’O Sensei au Palais Impérial de Tokyo, en 1941, devant la cour et la famille impériale réunies, évènement qui conféra à l’Aikido ses lettres de noblesse.

J’imagine ton émotion, Stan, le jour où tu mis la main sur les boîtes remplies des fiches rédigées par ce personnage d’exception : des centaines de fiches d’une écriture serrée, qui rapportent avec soin et intelligence le contenu des cours quotidien d’O Sensei entre les années 1925 et 1940, pendant lesquelles Takeshita fut un pratiquant assidu, bien qu’âgé déjà.

Et je me souviens que tu maugréais contre maître Saito, parce qu’il ne prît jamais la peine de lire véritablement ces fiches que tu lui avais remises pour qu’il les étudie et les compare aux cours qu’il avait lui-même reçus d’O Sensei. Quel enseignement édifiant aurait pourtant pu naître de cette confrontation ! Dommage bien-sûr, mais un jour quelqu’un travaillera sur ce témoignage, et en tirera les richesses qu’il renferme pour la connaissance de l’Aikido. Le travail de ce chercheur, c’est le soin que tu as mis à préserver ces documents qui le rendra possible.
Et pour les pistes de ce genre, que tu as laissées ouvertes en direction du futur, much obliged Stan.

Parmi toutes tes surprises, la plus belle vint sans doute de Zenzaburo Akazawa, citoyen d’Iwama et élève célèbre d’O Sensei dans les années 1930-1940. Au milieu d’une interview qu’il t’avait accordée, Zenzaburo s’absenta un instant. Il revint, pour appuyer ses dires, avec un livre connu de quelques dizaines de personnes seulement : le seul livre jamais écrit par Morihei Ueshiba, publié à compte d’auteur en 1938 à l’intention du prince Kaya Tsunenori, cousin germain de l’impératrice du Japon, et offert par la suite en très petit nombre à quelques élèves avancés, comme une faveur et une reconnaissance du niveau atteint dans leur étude.

Jusqu’à cet été 1981, quand tu tins pour la première fois entre tes mains cet ouvrage inestimable sur la pensée et la technique du Fondateur de l’Aikido, le monde entier ignorait son existence.

« Budo » eut pour toi des conséquences, le livre d’O Sensei modifia ta perception de l’Aikido. En effet, aussi grande que fut à l’époque ton admiration pour maître Saito, tu n’étais pas convaincu jusqu’alors que les techniques qu’il enseignait à Iwama fussent le reflet fidèle de l’enseignement du Fondateur. Mais la lecture du petit ouvrage balaya tes doutes, il s’agissait à l’évidence du même enseignement, geste pour geste, mot pour mot, explication pour explication. Et tu parvins le premier à cette conclusion révolutionnaire : s’il n’y a aucune différence entre l’Aikido enseigné par O Sensei à Saito de 1946 à 1969, et l’Aikido de 1938 (voire même antérieur, le film de 1935 donnant suffisamment crédit à cette idée), alors, en dépit des idées reçues, l’évolution moderne de l’Aikido est un évènement impossible à attribuer au Fondateur. Cette évolution est donc nécessairement liée à l’enseignement dispensé à l’Aikikai. Autrement dit, la pratique de l’Aikikai, présentée partout dans le monde comme garante ultime de l’authenticité, s’est en réalité écartée de l’enseignement du Fondateur, en faisant – par comparaison – passer pour déviants ceux-là même qui y sont restés fidèles.
Tu compris cela avant tout le monde, et tu commenças à le faire savoir.

Dans ton enthousiasme, tu organisas personnellement une réimpression de Budo en japonais, et tu offris le premier exemplaire à maître Saito. C’est quasiment incrédule que tu l’entendis t’avouer qu’il voyait ce livre pour la première fois – lui qui avait pourtant partagé la vie quotidienne du Fondateur pendant 23 ans. On n’éprouve pas tous les jours une telle joie, des innombrables cadeaux qu’il reçut dans sa vie, celui-là fut de loin le plus beau.

Grâce à toi il put parcourir le monde pendant bien des années, ce petit livre sous le bras, et démontrer à chaque stage combien son enseignement était le reflet fidèle de l’enseignement d’O Sensei, contrairement à tout ce que les apparences du développement mondial de l’Aikido, sous la férule de l’Aikikai, pouvaient laisser penser.
Pour lui donc, qui n’aurait pas été tout à fait le même personnage s’il n’avait trouvé un jour ce livre sur son chemin, much obliged Stan.

Tristement, un jour que j’étais en visite chez toi à Tokyo, tu m’avouas toute ta déception en me désignant une pile de cartons au fond d’une pièce : Kisshomaru doshu, le fils d’O Sensei, n’autorisait pas la publication. Alors, comme nous fermions la porte pour aller manger des soba au coin de la rue, tu pris un exemplaire dans l’un des cartons et tu me le tendis d’un geste amical. Cadeau formidable pour moi, bien avant la première traduction en anglais de ce livre par John Stevens. J’étais loin d’imaginer à ce moment combien ce document aurait d’importance pour mon évolution en Aikido dans les décennies qui suivirent, et jusqu’à aujourd’hui.
Pour ce geste d’amitié, qui eut tant de conséquences pour moi, much obliged Stan.

En 1989 j’invitai maître Saito en France. Tu m’avais demandé de prendre un billet d’avion pour toi et pour ta femme, vous veniez de vous marier et c’était l’occasion d’ajouter un voyage de noces à cette tournée d’Aikido. C’est avec regret que j’ai annulé les billets au dernier moment, maître Saito avait décidé que ce ne serait pas toi cette fois qui assurerais la traduction. Cet évènement marqua la fin de ta longue série de déplacements à l’étranger avec lui, mais pas la fin de votre collaboration heureusement. Sur les cartons d’Aiki News que tu m’avais envoyés à l’époque pour la tournée, il doit encore me rester quelques exemplaires au fond d’un placard.
Pour cette revue également, et la mine d’informations qu’elle représenta à partir des années 1970 pour toute une génération antérieure à internet, much obliged Stan.

Les choses d’une vie my old friend. Aujourd’hui que tu as décidé d’aller chercher tes sources auprès d’O Sensei lui-même, ceux qui ont bénéficié ces quarante dernières années de tes recherches autour de l’origine de l’Aikido, ont perdu un ami à l’intuition et à la force de travail remarquables.

Les hommes et les femmes qui t’ont connu sauront te remercier chacun à sa manière. Quant à moi, j’exprime ici ma gratitude, mais je voudrais dire aussi aux générations qui utiliseront tes découvertes dans le futur, sans en connaître nécessairement la paternité, la reconnaissance qu’ils devront, par-delà le temps, à Stanley Pranin.

Philippe Voarino, Chléire, au seuil du printemps 2017.

Photo: Stanley Pranin et Morihiro Saito 1979