Au quatrième siècle avant Jésus Christ, un Grec d’Ephèse mit le feu au temple d’Artémis. L’une des sept merveilles du monde fut ainsi réduite en cendres. Erostrate, c’était le nom du pyromane, fut brûlé lui aussi pour ce crime. Et les Grecs publièrent un édit interdisant à quiconque – sous peine de mort – de prononcer dans l’avenir le nom de l’incendiaire.
C’est l’histoire ancienne d’une époque où les hommes n’étaient pas indifférents à tout. Aujourd’hui, le sacrilège les laisse de marbre. On met en question le cœur même de leur foi, et ils semblent continuer leur routine comme si de rien n’était.
Certains pourtant restent cohérents et réagissent quand on ébranle leurs convictions. Bernard Palmier fait partie de ceux-là. Dans le numéro 28 d’Aikido Journal, il critique sévèrement une série d’articles techniques publiés sur le site TAI. Cette rubrique qui a pour titre « Erreurs courantes » met en scène le Doshu Kisshomaru Ueshiba Sensei dans la démonstration (involontaire) des erreurs techniques à ne pas commettre. Bernard Palmier estime que l’utilisation du fils du Fondateur de l’Aikido dans un tel contexte est la marque d’un manque de respect scandaleux.
Dans la mesure où l’argumentation développée dans ces articles veut démontrer que les erreurs techniques les plus courantes rencontrées aujourd’hui sur les tatamis ont pour origine l’enseignement de Kisshomaru Ueshiba, je voudrais dire à Bernard Palmier, pour commencer, que ce qui me paraît scandaleux à moi c’est que depuis plus de deux ans que cette rubrique est en ligne il soit le premier à sortir de la torpeur générale qui a tenu lieu d’unique réponse à la thèse en question.
En effet, les enseignants d’Aikido aujourd’hui en activité étant dans leur grande majorité élèves de professeurs eux-mêmes formés par Kisshomaru, comment ont-ils pu accepter sans réaction que soit mise en question la référence de leur savoir ?
On respecte ses parents, ses engagements, les usages, le code de la route … Et chacun comprend assez naturellement la notion de respect. Mais l’homme se trouve parfois devant des situations et devant des choix qui ne sont pas conciliables avec certaines des valeurs que l’on regroupe sous un tel concept.
De Gaulle et les Français Libres ne respectèrent pas l’armistice de juin 1940. Le gouvernement de Vichy les condamna à mort sans hésiter. Pourtant, qui dira aujourd’hui qu’ils firent mal de ne pas respecter les consignes du vieux Maréchal et de ses ministres collaborateurs ?
Martin Luther brûla publiquement une bulle pontificale. Cet outrage à l’autorité de l’Eglise avait pour cible le Pape lui-même. Au 16ème siècle, un geste de cette nature était bien plus qu’un scandale, c’était une hérésie, et cela pouvait valoir la torture et le bûcher. Luther fut excommunié. Les esprits qui le condamnèrent, analogues en cela à celui de Bernard Palmier, n’avaient dans leur champ de vision que l’insolence de la rébellion luthérienne. Le plus important leur échappait : le manque de respect de Luther pour sa hiérarchie était la conséquence du très haut respect dans lequel il tenait l’Esprit de la religion chrétienne qui était, selon lui, mis à mal et qu’il entendait régénérer.
Et si le respect de l’Esprit même de la religion ne laissait pas d’autre choix que de critiquer l’orthodoxie, en manquant pour ce faire de respect à quelque hiérarque décadent amolli sous les ors du Vatican, son choix était fait.
Il mena à la Réforme.
J’ai pris soin, en débutant la rubrique des « Erreurs courantes », d’expliquer dans un éditorial intitulé « Aikido underground » tout le respect que j’avais pour Kisshomaru Ueshiba :
(…) j’ai pour Kisshomaru Ueshiba, dont j’ai partagé plus d’une fois la table, une très haute considération. Ce que cet homme a accompli dans le temps d’une vie force le respect : il a étendu à l’échelle de la planète un art abscons et élitiste né quelques années plus tôt dans les milieux aristocratiques du Japon. Chapeau ! Il fallait le faire ! Et si le père a créé l’Aikido, c’est incontestablement le fils qui l’a fait connaître. Sans lui, moi qui écris, aurais-je jamais fait shiho nage ?
Mais quand il fallut mettre dans la balance mon respect pour les qualités d’entrepreneur de Kisshomaru avec la claire vision de l’impasse technique où il engagea l’Aikido dès la mort d’O Sensei, je fis un choix de même nature que Luther. Et je pose la question suivante : s’il y a une possibilité vérifiable à la lumière de la raison pour que l’enseignement de Kisshomaru soit bien la cause originelle qui ait déclenché la transformation générale de l’Aikido, comment démontrer cela sans faire monter sur scène le premier responsable de cette évolution et sans allumer les projecteurs ?
Je suis donc désolé pour la bienséance. Désolé si j’écorche les convenances, désolé de heurter les convictions des uns, désolé de blesser peut-être les sentiments des autres. Mais l’enjeu dépasse les conventions et les bonnes manières. La recherche de la vérité est parfois douloureuse.
J’entrepris donc de comparer point par point les mouvements de Kisshomaru aux techniques et aux directives techniques incontestables laissées en témoignage par O Sensei, afin de démontrer, arguments à l’appui, que la pratique du fils s’écarte de celle du Fondateur jusqu’à n’être plus qu’un simulacre. Ce travail est sans complaisance mais il est documenté et rigoureux. Qu’il déplaise je le comprends, mais alors qu’on le combatte avec les armes qui conviennent dans une telle circonstance : qu’on le critique d’un point de vue technique. Qu’on me montre où j’ai mal vu et en quoi je fais fausse route. Toutes les réflexions argumentées sont les bienvenues. Le forum du site TAI est ouvert à la contradiction, et chacun peut s’y exprimer librement.
Cette critique constructive demande évidemment un peu de travail. Est-ce pour cela qu’au lieu du dialogue attendu je pénétrai en fait, tel le Commandant Cousteau, dans le monde du silence ? Pas de cri, pas de chuchotement, pas même un murmure. J’en vins à penser que cette langueur, que cette nonchalance, que cette indifférence générale, étaient toute la réponse des élèves de Kisshomaru.
Alors j’applaudis bien-sûr aujourd’hui la réaction de Bernard Palmier qui relève le niveau de mon estime pour les enseignants de la FFAAA, mais je regrette que cette réaction ne soit qu’épidermique. Résumer l’ensemble de la problématique sérieuse qui est mise en place dans ces dossiers techniques, d’un poncif comme « cette fermeture est contraire à l’Aikido… », c’est un peu court. On était en droit d’espérer un peu plus d’analyse de la part d’un professeur de Français.
Cependant je ne suis pas surpris, car j’assiste depuis bien des années déjà à cette mise en scène manichéenne du monde de l’Aikido. On y éreinte d’un côté un groupuscule de pratiquants rétrogrades, sectaires, élitistes, enfermés dans leurs certitudes, arrêtés sur des formes techniques figées à un temps préhistorique de l’Aikido, scandant du fond de leur village des incantations au totem de Takemusu. Et on glorifie de l’autre côté la mer immense des pratiquants modernes, raisonnables, tolérants, ouverts et acceptant « toutes les formes d’Aikido », riches de leurs différences, alignés comme un seul homme derrière le mot magique qui ouvre la mer, aplanit les montagnes et séduit la modernité : évolution.
Alors une fois encore, devant la foule qui répète à l’envi ce mot forgé pour elle et inaudible dans la sphère céleste où O Sensei situe Aiki, je veux expliquer que l’Aikido n’évolue pas : l’Aikido est. Il est de toute éternité. Il appartient au domaine intangible des lois de notre univers. Sinon, s’il évolue, il ne fait pas partie de l’essence de l’univers, ce n’est qu’un jeu aux règles changeantes, un jeu sans principe, un accident.
L’univers est tel qu’il existe une spirale d’énergie idéale correspondant à une technique d’Aikido particulière considérée dans un temps et un espace donnés de son développement. Il n’y a pas de place dans cet univers pour l’existence simultanée d’une seconde spirale idéale. Prétendre que l’Aikido évolue revient à accepter comme idéale – à situation égale – telle spirale un jour, telle autre spirale le lendemain, et le jour d’après une autre spirale encore. C’est impossible car si l’une de ces spirales est vraie une fois, elle est – à situation égale – vraie toujours. La propagation idéale de l’onde d’énergie transmise par un corps à un autre corps obéit à des lois mathématiques : elle ne peut pas – à paramètres identiques – varier au gré du temps qui passe, des interprétations des uns ou des autres, ou de la mode. Les lois de l’Aikido n’évoluent pas plus que celles du théorème de Pythagore. On les respecte ou on ne les respecte pas, mais elles sont là depuis toujours.
Penser comme Bernard Palmier que la technique évolue, c’est laisser la proie pour l’ombre. Car ce n’est pas la technique qui évolue : ce qui évolue c’est l’homme qui reconnaît les lois de l’Aikido et s’y conforme. L’homme certes évolue qui exécute cette technique avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins d’expérience, l’homme bien sûr évolue, l’homme heureusement progresse. L’Aikido est immuable. L’Aikido est égal à lui-même.
La confusion sur ce point fondamental laisse croire à Bernard Palmier qu’«* on peut accepter toutes les formes d’Aikido* ». Mais il n’y a pas des formes d’Aikido : l’Aikido crée des formes, c’est différent. Ces formes sont en nombre indéfini, oui, mais le principe qui les génère est unique. Ce principe est le seul élément qui ne bouge pas : le centre autour duquel et par lequel s’ordonne et tourne tout le reste. C’est le moteur immobile. Comprendre et voir Aiki c’est comprendre et voir ce qui ne bouge pas, comprendre et voir ce qui est en paix au cœur de la valse étourdissante des formes créées. Et puisque le principe est immuable, puisqu’il est dans sa définition même qu’il ne puisse aucunement être modifié, comment diable alors pourrait-il bien évoluer ?
Chacune des formes techniques innombrables de l’Aikido est liée à ce principe par une relation logique et quasiment biologique : chaque technique née du principe hérite, à la manière de la cellule d’un organisme vivant, du patrimoine héréditaire propre à ce principe. Le principe confère donc à la technique certains caractères spécifiques. Ces caractères spécifiques sont reconnaissables. Et toutes les techniques d’Aikido portent ainsi, si l’on peut parler de cette manière imagée, la trace génétique de leur filiation commune.
C’est à cette relation là, éminemment complexe, que l’on donne en Aikido le nom de « riai ». Voilà ce qu’expliquait Saito Sensei. Le riai n’a rien à voir avec une vague parenté, un cousinage qui serait censé unir entre eux les différents courants d’une grande famille de gens qui pratiqueraient plus ou moins la même chose au prétexte qu’ils virevoltent avec un hakama. Bernard Palmier fait fausse route qui pense que c’est en ce sens que Saito Sensei comprenait la notion de riai. Saito Sensei n’a jamais admis qu’il existait en Aikido des styles. Et je sais de quoi je parle pour avoir vécu de manière parfois animée ses explications. Il y avait pour lui l’Aikido d’O Sensei. Et tout ce qui n’obéissait pas au principe de l’Aikido n’était simplement pas de l’Aikido. Il était parfaitement en accord sur ce point avec Tamura Sensei qui dit
Un centimètre à gauche, un centimètre à droite, ce n’est plus de l’Aikido.
Et j’ai déjà eu l’occasion d’expliquer comment ce sont les abus de langage et l’ironie du sort qui voulurent que l’Aikido mis au point par le Fondateur à Iwama se fît connaître sous le vocable d’« Iwama style ». J’affirme donc que Bernard Palmier, s’il avait prononcé devant Saito Sensei cette phrase de son interview : « Il y a peut-être autant d’Aikido (sic) qu’il y a de Sensei ou de pratiquants », aurait reçu illico un coup de bokken sur la tête. Cette phrase a si peu de sens que le transcripteur de l’interview lui-même n’a pas osé mettre un s à Aikido. Bernard Palmier justifie ce propos déroutant de la manière suivante : « L’important c’est (…) le respect des principes d’Aiki dans l’exécution des techniques quelle que soit la forme de travail. »
Tout est là en vérité : des principes. Qu’entend-on par principes : shisei, kokyu, kamae, maai, awase … ? Mais tous les arts martiaux d’Orient et d’Occident respectent ces « principes ». Un boxeur aussi doit soigner son attitude, utiliser la puissance respiratoire, tenir sa garde, travailler à distance juste, en harmonie avec l’énergie de l’adversaire … Où se trouve dans ce genre de principes la spécificité de l’Aikido ? Si l’on s’appuie sur ces seuls principes, tout homme qui les respecte fait de l’Aikido : un judoka fait de l’Aikido, un tennisman fait de l’Aikido, un véliplanchiste fait de l’Aikido … Avec ce genre de postulat, tout le monde fait donc de l’Aikido et donc il y a « autant d’Aikido(s) qu’il y a de pratiquants». Monsieur Jourdain fait de la prose.
Que cette parodie soit défendue comme une vérité par des responsables de l’Aikido fédéral tels que Bernard Palmier, voilà ce que je reconnais moi pour manque de respect véritable. Manque de respect absolu (et inconscient j’espère) parce qu’il s’est installé non pas envers tel ou tel dignitaire de l’Aikido, non pas même envers O Sensei, mais envers Aiki lui-même.
Jamais on ne serait parvenu à cette totale perte de repères si l’on avait compris les deux choses suivantes :
Premièrement ce n’est pas le respect des principes qui fait l’Aikido, c’est le respect du principe. Le principe c’est la cause première, primitive et originelle. Par définition même, cette cause ne peut pas être multiple. Elle est unique, elle est le commencement de toutes les autres choses existantes. Parler de principe en mettant ce mot au pluriel est le signe d’un désordre de la pensée. Et cette simple considération sémantique suffirait à montrer que la position de Bernard Palmier est injustifiable.
Mais deuxièmement, et c’est capital si l’on veut comprendre par où pèche sur le fond cette « théorie de l’ouverture » : les formes manifestées dépendent du principe. Les formes en effet ne sortent pas du néant, elles sont les conséquences visibles de la mise en œuvre d’un principe caché. Or ce principe confère à la technique, ainsi que nous l’avons vu, certains caractères spécifiques. Il est bien naturel dès lors que ces caractères déterminent à leur tour l’aspect extérieur de la technique, c’est à dire la forme. C’est pour cette raison fondamentale que les formes ne peuvent pas être aussi disparates, aussi hétérogènes qu’on les rencontre aujourd’hui. Car au-delà de leur diversité d’apparence, il est de nécessité absolue qu’elles soient le reflet de l’unité profonde qui les organise en une vaste synthèse.
Le mouvement shomen uchi ikkyo omote par exemple exige, dans sa forme de base, une rotation initiale de 45° pour que soit respecté le principe d’irimi-tenkan. Si je ne pivote pas, ou pas suffisamment, la forme extérieure de mon mouvement diffère du mouvement à 45°. Certes elle ne diffère qu’insensiblement, elle lui ressemble, et il est tentant de dire que ce n’est qu’une forme différente, et que toutes les formes de travail existent, et qu’il faut être ouvert, les accepter toutes, etc. etc… Mais en réalité, la raison pour laquelle cette forme diffère c’est que, n’ayant pas respecté le principe de l’Aikido, elle n’en est pas non plus la manifestation, elle n’est pas créée par la mise en œuvre de ce principe et il n’existe de ce fait aucun lien qui permette de la rattacher à lui. Cette raisonfait que ce n’est pas de l’Aikido.
Si c’est une marque de « fermeture » que de se soumettre à la raison, alors je vivrai cloîtré. Mais je crois plutôt que la gratifiante théorie d’ouverture au nom de laquelle il est de bon ton d’accepter, la main sur le cœur, toutes les formes d’Aikido, consiste à la vérité à percevoir des formes différentes là où il y a seulement manque de rigueur, absence d’exigence et imprécision technique. Pour dire les choses crûment, je vois quant à moi, dans ce généreux souci d’ouverture, l’élégant maquillage d’une contrefaçon qui donne pour Aikido ce qui n’est en réalité qu’une chimère.
Soucieux de délivrer la pensée de son temps du carcan des idées reçues, des idées faciles, Giordano Bruno, comme Luther avant lui, eut fort peu de respect pour la poussiéreuse hiérarchie de l’Eglise. Il écrivit un livre dont le titre résume d’une manière étonnante ce qui nous sépare, Bernard Palmier et moi-même : « De la cause, du principe et de l’unité ». Son insolence lui valut de brûler vif sur un bûcher, non sans avoir été torturé auparavant par l’Inquisition romaine. Quelques années plus tard, les lois de Kepler lui donnèrent raison. La leçon de cette expérience, c’est que les meilleurs arguments du monde ont bien du mal à prévaloir contre l’autorité. Cette dernière n’a pas dans son essence ni par sa fonction un grand souci de la vérité. Mais je ne conteste pas qu’il est infiniment confortable de se coucher dans son lit. C’est rassurant et c’est reposant. La fatigue est grande dans le camp adverse où il faut porter toute chose à bout de bras.
Loin de moi l’idée de jeter la pierre à Galilée qui a renié ses découvertes un couteau sous la gorge. Mais puisqu’on parle de respect, c’est tout de même un respect des autres, de soi-même et du petit rôle qu’on a sur cette terre, que de défendre certains engagements qui font le sens d’une vie. Plier genou devant l’erreur quand on sait qu’il s’agit d’une erreur n’est pas une attitude à laquelle je me résous volontiers. Si c’est là manquer de respect, que Bernard Palmier me concède que c’est aussi à l’évidence la marque d’une grande naïveté et d’un grand optimisme. Ces deux péchés sont ceux de la jeunesse. Et tout le monde sait bien qu’on pardonne beaucoup à la jeunesse…
Philippe Voarino, Campo dei Fiori, février 2008