En débutant ce cinquième dossier, je m’aperçois que j’utilise depuis le début le titre de Kajo pour ces réflexions que je vous propose, sans en avoir évoqué jusqu’ici la raison.

Il est un peu tôt pour une explication définitive de cette notion qui ne pourra se dégager pleinement que d’une compréhension plus globale de ce qui est en jeu ici. Mais il est temps cependant d’aborder les premiers éclaircissements.

Entre 1952 et 1960, la France eut la chance de recevoir celui qui peut à juste titre être considéré comme le pionnier de l’Aikido en Europe : Tadashi Abe. Cet élève d’O Sensei des années 1940 laissa, avant de rentrer au Japon, un livre technique en deux volumes, écrit en collaboration avec son élève Jean Zin.
C’est à ma connaissance le seul livre d’Aikido où les techniques sont étudiées en faisant référence au concept de « kajo ». Je dis concept, car il existe bien sûr des ouvrages où les techniques sont appelées du nom kajo (par exemple le livre Dynamic Aikido de Gozo Shioda), mais kajo n’y est rien de plus qu’un nom. On dit ikkajo au lieu d’ikkyo sans plus.

L’ouvrage de Tadashi Abe est découpé en cinq parties : ikkajo, nikajo, sankajo, yonkajo, gokajo. Cinq mots proches d’ikkyo, nikyo, sankyo, yonkyo, gokyo. Si proches d’ailleurs qu’on employa rapidement les seconds à la place des premiers. Je me souviens de mes débuts en Aikido dans les années 1970 et des réponses que je recevais à mes questions sur les kajo: « Ce sont les vieux noms des techniques ! », « Ils n’ont plus d’intérêt !» « Maintenant on dit ikkyo, nikyo, etc »… Simplifications suspectes dont je me suis contenté pourtant pendant une trentaine d’années de pratique. Mea culpa.
Peut-être est-il temps de rattraper ces années perdues et de rendre à Tadashi Abe l’hommage qui lui est dû selon le point de vue que je vais m’attacher à expliquer au fil de ces dossiers.

Il apparaît dans les livres de Tadashi Abe, si on les lit attentivement, que les kajo ne sont pas des techniques, mais plutôt des catégories.
La première catégorie (ikkajo) ne contient pas seulement ikkyo comme on le croit après une lecture rapide, elle réunit en réalité deux principes techniques : ikkyo et shiho nage.
La question alors est pourquoi ces deux là sont-ils associés ?

Ikkyo met en rotation le bras d’uke du haut vers le bas (ue kara shita made) et shiho nage dans le sens inverse, du bas vers le haut (shita kara ue made). Par conséquent le coude d’uke est sollicité dans les deux cas de manière parfaitement symétrique. Cette symétrie est tout à fait évidente sur les deux photos suivantes d’O Sensei (notez également la symétrie dans la réaction d’uke):

Cette relation est déjà assez remarquable, mais suffit-elle à fonder une catégorie sur ces deux seules techniques ?

Il y a autre chose. Il s’agit de l’angle d’entrée dans la technique : l’entrée d’ikkyo et l’entrée de shiho nage respectent un angle identique, comme le montre l’observation attentive des photos. Le pied avant d’O Sensei est bien ouvert dans la position hito e mi, à un angle de 60°, pour shiho nage aussi bien que pour ikkyo que nous avons analysé en détails dans kajo # 4. Prenons maintenant le déroulé complet du mouvement shiho nage et voyons ce qu’indique O Sensei dans le livre Budo après la photo 1 :

(…) faites un pas devant vous avec le pied gauche (photo 2). Ensuite tournez à 180° (photo 3)(…).

On voit clairement sur les photos 2 et 3 ci-dessous qu’O Sensei pivote effectivement à 180°.

Alors que peut-on conclure de ces informations de précision géométrique données par le Fondateur lui-même ?
Et bien, puisque l’angle d’entrée de shiho nage est identique à l’angle d’entrée d’ikkyo, et qu’il faut ensuite effectuer une rotation à 180°, la conséquence logique est que shiho nage se situe à l’extrême opposé d’ikkyo : aux deux extrémités d’une même ligne dont tori est le centre.

Représentons sur notre figure la position d’O Sensei sur la photo 3 (la flèche rouge représente l’amorce de la chute d’uke) :

A la fin de shiho nage les pieds d’O Sensei sont bien en hito e mi (60°) et leur direction est parfaitement symétrique à la direction des pieds pendant le mouvement ikkyo : ikkyo et shiho nage sont donc opposés (ou réunis) sur une même ligne comme sont opposées autour d’un axe leurs rotations symétriques (contraires mais complémentaires).Voilà la raison profonde qui fait qu’ikkyo et shiho nage appartiennent à la même catégorie : ikkajo. Voilà pourquoi Tadashi Abe en avait fait la première partie de son livre. Nous pouvons désormais ajouter en toute confiance shiho nage sur notre figure :