Le temps, Manu, n’abîme pas les vieilles amitiés, mais il les fige quand on a le dos tourné, il les met en attente jusqu’à ce que mort s’ensuive. La vie sépare les hommes bien avant que ne le fasse la mort, et j’apprends la tienne aujourd’hui seulement, alors que tu es parti il y a bientôt un an. C’est ainsi, mais cela ne change rien, car aussi longtemps qu’un homme reste conscient le temps n’efface pas la mémoire des expériences qui le construisent, ni le souvenir des moments partagés avec ses compagnons de route, ni l’affection non plus.

Il n’efface pas davantage l’enthousiasme, et tu avais cet enthousiasme qui déplace les montagnes. Car c’était bien une montagne cette formation d’ingénieur qui était la tienne : la chimie, le graphisme industriel. C’était une montagne aussi cette première partie de ta vie professionnelle : l’industrie aéronautique. Mais tu n’as pas voulu jongler trop longtemps avec le poids spécifique des matériaux composites nécessaires aux pièces de fuselage des avions, ce n’était pas ta voie.

Ta voie c’était la médecine, et pas la plus simple pour un occidental : la médecine traditionnelle chinoise. Alors tu as appris le chinois, afin de suivre les cours de la faculté de médecine de Pékin où tu as vécu ensuite plusieurs années. Qui veut la fin veut les moyens bien sûr, mais passé quarante ans il faut du courage pour ce genre de reconversion. Tu es revenu docteur à Barcelone, pédiatre précisément, et tu as consacré le reste de ta vie à soigner les enfants avec les aiguilles et la pharmacopée chinoise, ainsi qu’à transmettre tes connaissances. Tes livres resteront, ils ont été écrits avec la connaissance et avec le cœur.Je t’ai connu avant que tu n’engages ta vie dans cette direction. Dans les années 1980 existait en effet un cercle de réflexion au sein de l’Aikido européen, l’Association des Alphas de l’Aikido (AAA) :

Les adeptes, les grands commençants… devaient justifier au moins vingt années de pratique. J’étais entré avec des parrainages et une dérogation pour ma petite dizaine d’années d’Aikido à l’époque. C’est là que nous nous sommes rencontrés, autour de maître Tamura, de Pierre Chassang, de Jenny Daems, de Georges Rousseau et Georges Gailly, de Serge Merlet, de René Schwartz, d’Edgard Schelstraete, de Jean Cerutti, Guy Boscagli et quelques autres. Une bande de copains au fond, qui cherchaient à prolonger l’enseignement du tatami par leurs études et leurs discussions, dans l’espoir peut-être un peu naïf de mieux comprendre l’Aikido. C’était une société discrète et assez fermée, à la manière des francs-maçons si l’on veut, c’était notre part de secret et notre part de jeu.

Tu as apporté plus d’une fois ta pierre à nos travaux, je n’en livre ici qu’une anecdote : lors d’une réunion dont l’objet était l’étude et la conception d’un passeport sportif pour la Fédération Européenne d’Aikido, tu as posé en arrivant cinq cents passeports sur la table. Tu avais fait seul tout le travail, "pour avancer" disais-tu, cadeau à l’Europe, tu ne demandais même pas qu’on rembourse tes frais. Tous ne suivirent pas ton choix, le passeport à vrai dire n’a jamais servi, mais peu importe, ce geste c’était celui de ta générosité… et le logo n’était pas mal trouvé, tu l’avais discrètement signé d’un M :

Généreux, tu l’étais aussi dans ta manière d’aborder les plaisirs simples de la vie. Je me souviens de cette réunion à Lyon qui s’est terminée dans un bouchon traditionnel. Tu rentrais tout juste d’une semaine en montagne consacrée à un jeune alimentaire rigoureux, et je n’ai jamais vu quelqu’un manger avec autant d’appétit un tablier de Gnafron, ni boire avec autant de plaisir un beaujolais village. Comme je m’étonnais un peu, tu m’as répondu que tout était question d’équilibre. Tu avais raison, quand un balancier va loin dans une direction, il faut aussi qu’il aille loin le moment d’après dans la direction opposée.

A la mort de Pierre Chassang, tu as bien voulu te charger de la traduction en espagnol de l’hommage que je lui ai rendu sur le site TAI en notre nom à tous. C’est la première fois que nous avons pleuré ensemble au téléphone, et la dernière fois aussi que nous nous sommes parlés.

Tu croyais, Manu, à cette lumière qui est la trace laissée par nos actions. Je ne sais pas quel sens exactement donner à cette idée, mais je sais que le parcours de ta vie est le bel exemple d’une contribution - à travers un épanouissement personnel - à l’édification d’un monde où les hommes se respectent, s’entraident, et progressent ensemble.

Merci, Manu, d’avoir apporté cette lumière-là.
Hasta siempre Maestro Manuel Rodriguez Cuadras.