Vivre, Serge, c’est voir partir les uns après les autres les femmes et les hommes qu’on a connus, qu’on a appréciés, et qu’on a aimés parfois.

Tu approchais des cent ans, et j’en avais fini par oublier que toi aussi tu pouvais mourir. Un roc c’est presque éternel, et tu étais comme ce lion sculpté par Bartholdi dans le grès, qui domine ta ville de Belfort.

A 16 ans on aime sa liberté, mais c’était la guerre et il fallait une âme bien trempée pour fausser compagnie aux paysans de la ferme où t’avait placé le STO, et traverser l’Allemagne seul, à pied, pour rentrer chez toi. Tu n’aimais pas qu’on t’impose les choses.

Tu n’aimais pas non plus qu’on te freine. Quand l’aérodrome de Mulhouse a fermé ses portes au jeune ingénieur des Arts et Métiers qui voulait à l’époque apprendre à voler, tu as construit tout seul ton avion et tu l’as fait voler à partir d’une piste de fortune. Tu t’es aussi écrasé un jour, c’est en souriant que tu montrais l’épave de ton appareil sur une photo.

Pour faire un peu d’Aikido dans l’immédiat après-guerre, il fallait du courage, il fallait traverser la moitié de la Franche-Comté sur une vieille mobylette, dans le verglas et la neige d’un dimanche de janvier. L’arrière-salle exiguë et sans tatami du bistrot qui tenait lieu de dojo obligeait ensuite les quelques pratiquants présents à s’entraîner par rotation, une moitié s’agitait à l’intérieur pendant que l’autre moitié, à l’extérieur et sous la neige, observait les techniques derrière la vitre. Quand les spectateurs étaient trop gelés, on permutait les groupes.

C’est l’époque où tu ouvris ta maison à Tadashi Abe, l’élève d’O Sensei qui planta la graine de l’Aikido dans la terre d’Europe, et l’y fit germer. Vous étiez nés tous deux la même année, en 1926, et je crois qu’il t’aimait bien, se serait-il confié autrement, un kamikaze aurait-il versé une larme devant toi en te disant qu’il n’avait pu mourir pour son pays ? C’était un pilote de Kaiten, ces sous-marins de poche qui lançaient leurs attaques suicides sur les bateaux américains à la fin de la guerre. Il faisait partie de ces adolescents dont la vie fut épargnée par la capitulation du Japon. C’est un professeur exigeant qui te mit ainsi le pied à l’étrier. Et pour te laisser un document technique sur lequel tu puisses travailler seul après son retour au Japon, il enregistra pour toi et avec toi cet incroyable film où on le voit projeter pendant dix minutes un Serge Merlet encore novice mais rempli d’ardeur et d’enthousiasme.

Ce film est un moment d’histoire, c’est l’unique vidéo qui existe à ma connaissance de Tadashi Abe, elle n’a jamais quitté ta maison, il fallait être accepté chez toi pour la voir. Tu avais promis à Tadashi de ne jamais rendre ce document public, et tu as tenu parole pendant soixante-dix ans, jusqu’à la mort.

Une région rude et une époque difficile t’avaient forgé ce caractère entier, volontaire, intransigeant, combatif, rugueux parfois, et cela te valut des adversaires dans les fédérations et ailleurs, mais ce qui allait avec ce caractère était la sincérité et la générosité. Tous les élèves de l’Ecole de Combat de Belfort, que tu as fondée en 1949 puis portée sur tes épaules, et qui est aujourd’hui l’une des plus anciennes d’Europe, peuvent témoigner que ces qualités ne sont pas usurpées. Des centaines d’hommes et de femmes, des milliers peut-être, auxquels tu as communiqué ta passion des arts martiaux, et dont tu as guidé et accompagné la progression.

Sept décennies de bénévolat et un enthousiasme comme au premier jour !  Mon admiration est immense, Serge, elle est intacte, même si nos routes ont bifurqué il y a longtemps déjà pour des raisons sans importance. Pouvais-je laisser passer ta mort sans dire un mot de toi et sans t’exprimer – au-delà de nos divergences – mon respect et mon affection ?

Je suis triste aujourd’hui, comme tous ceux qui ont eu la chance de t’approcher et auxquels tu as inspiré ce même sentiment de respect et de reconnaissance.

Vivre c’est cela aussi, vivre dans la mémoire des hommes.

Adieu vieux frère, tu ignorais l’hypocrisie et au cours de ta vie longue et originale tu n’as jamais pris trop de gants pour dire ce que tu avais à dire, mais tu as su donner sans attendre en retour.

Philippe Voarino

Novembre 2021