Alain,
Nous nous sommes connus à Iwama en 1987, il y a bientôt quarante ans. J’ai du mal à réaliser que quatre décennies ont passé depuis cette première rencontre. Mais ces années ont passé vite parce qu’elles ont été bien remplies. Ensemble nous avons cherché à comprendre l’Aikido, et je peux compter sur les doigts d’une main les hommes avec qui j’ai fait ça, tu en fais partie.
Il y eut d’abord la remise en question de tout ce que nous avions fait auparavant en pensant faire de l’Aikido : l’apprentissage de la méthode Saito fut un électrochoc. Et pour être honnête, il nous fallut sans doute une vingtaine d’années avant de la posséder véritablement. Ce fut une étape, une longue étape, mais nous sommes arrivés à son terme, un peu comme on traverse pas à pas une forêt dense et obscure et qu’on retrouve enfin la lumière en parvenant à sa lisière. Alors, devant l’horizon qui s’offrait à nos yeux, nous découvrîmes que c’est une montagne qui se dressait désormais, et que nous étions loin d’être au bout du chemin.
La surprise passée, nous avons commencé à grimper ensemble. Nous avons alors compris, à ce deuxième niveau de notre progression, que toutes les années d’apprentissage de la méthode n’avaient pas eu d’autre raison que de nous préparer à cette nouvelle épreuve. Car cela évidemment nous l'ignorions dans la période précédente, certains d'avoir trouvé enfin le Takemusu Aiki avec maître Saito, alors que nous ne faisions en réalité sans le savoir que rassembler tout le matériel, tout l’équipement nécessaire à l’ascension qui devait suivre. Et Saito disait cela pourtant, et Saito expliquait que tout ce que nous faisions avec lui et que nous appelions Aikido n’était qu’une préparation pour l’Aiki, une sorte d’échauffement, mais nous ne pouvions pas l’entendre.
Cette nouvelle aventure commença, comme il est normal au pied d'une montagne, par la base, par le kamae. Il nous fallut bien des efforts pour comprendre le caractère unique et fondamental de hanmi. Mais si hanmi était unique, qu’était donc alors hito e mi ? Et là aussi il nous fallut bien du travail pour comprendre que ce n’était pas une position comme nous l’avions cru longtemps, mais le moment éphémère d’un mouvement d’ouverture du corps. C’est seulement à partir de là que nous pûmes comprendre le fonctionnement admirable du mouvement irimi-tenkan, et y reconnaître, émerveillés, le principe d’action de l’Aiki.
Nous étions alors à mi-pente, Alain, de cette montagne, et le coup d’œil était déjà bien joli. Mais il nous restait encore à mettre ces fondamentaux de l’Aikido en relation avec les éléments de la méthode acquis auprès de maître Saito… vaste programme. Patiemment nous avons tiré ce fil d’Ariane à travers toutes les techniques, et compris comment elles étaient toutes reliées entre elles, nous avons compris le sens profond de riai. C’est seulement parvenu à ce point qu’il nous fut possible de déchiffrer les lois géniales du déplacement d’O Sensei... roppo, les kajos, et de voir pour la première fois véritablement comment bougeait le vieux monsieur, nous qui regardions pourtant ses vidéos depuis tant d’années. Nous avions enfin les yeux pour voir et les oreilles pour entendre tout ce à quoi nous avions été aveugles et sourds pendant si longtemps.
Ensemble, Alain, nous avons frappé à la porte, et on nous a ouvert. Nous avons fait notre part du chemin nécessaire pour atteindre le sommet de la montagne, mais d’épais nuages y sont accrochés, et il nous reste maintenant à attendre que la vue veuille bien se dégager pour contempler ce qui doit être contemplé. Nous ne sommes pas maîtres du brouillard qui nous entoure encore, et il est possible qu’il ne se dissipe pas. Mais nous avons fait ce qui était en notre pouvoir, en y mettant notre meilleure volonté, sur le chemin tracé par O Sensei. Je ne sais pas de quoi le reste dépend, mais je ne crois pas que ce soit de nous. La grâce peut-être.
Avec mon amitié fraternelle, pour les soixante années de pratique de l’Aikido d'Alain Grason.
Philippe, 14 juin 2025