Serge, fils,
Tu n’avais pas encore 15 ans quand je t’ai donné tes premiers cours d’Aikido. Quel talent ! Quelles promesses ! Et puis tu as choisi un autre chemin dans les arts martiaux... le tien, pareil à nul autre. En glanant la connaissance à droite et à gauche tu es devenu un combattant exceptionnel, sans beaucoup d’aide, par tes qualités, par ta curiosité naturelle, par ta recherche, seul contre le conformisme d’une société qui n’était pas la tienne, et de la même manière que tu avais appris à jouer du shakuhachi sans autre maître que toi-même, à l’écoute seulement de tes sensations, honnêtement.
Solitaire, c’est ainsi que tu as mené ta vie, comme le rōnin moderne que tu étais devenu, seul avec ton art… trop seul à vrai dire, car le romantisme attaché à ce terme fait oublier qu’il signifie homme-prison. Au fil des années en effet, tu avais monté les murs de ta propre prison. Chacun de nous construit sa prison ici-bas, d’une manière ou d’une autre, mais la tienne était austère. Un chat était le dernier fil qui te rattachait encore au monde, un simple chat. Les chats ont sept vies, mais pas plus que nous ils ne sont éternels, et tu as perdu ce dernier refuge de ton affection. "La vie ne m’intéresse pas", il faut souffrir longtemps pour parvenir à une telle phrase.

Alors ce talent immense de combattant qui était le tien, tu l’as retourné contre toi, ce 23 avril 2025. C’était le dernier de tous les combats que tu as gagnés dans ta vie, mais cette fois l’adversaire qui était en face de toi, et que tu as mis au sol pour toujours, c’était toi-même, tu avais cinquante ans.
Trois jours avant tu étais bien vivant pourtant, tout était possible encore, quand je te prenais dans mes bras en te remettant ton diplôme de Shodan en Aikido. Bien sûr ce n’était qu’un symbole de tes lointains débuts dans mon premier dojo, tu valais dix fois cela. Je t’ai donné en même temps le tout premier bokken que j’avais rapporté d’Iwama en 1986, marqué du sceau du dojo d’O Sensei. J’espère que tu l’as emporté avec toi, et qu’il abattra tous les démons qui t’ont accompagné dans cette vie, pour que plus jamais tu ne les retrouves sur ton chemin.
J’aurais aimé faire davantage, Serge, et j’aurais aimé que tu puisses lire ces lignes.
Adieu Serge Tooze, mon ami rōnin, la solitude intérieure qui a marqué ta vie était une forme extrême de la solitude qui est au bout du compte commune à tous les hommes, qu’ils en soient conscients ou pas.
Philippe Voarino, 05 mai 2025